Project Gutenberg's Bêtes et gens qui s'aimèrent, by Claude Farrère This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Bêtes et gens qui s'aimèrent Author: Claude Farrère Release Date: June 30, 2018 [EBook #57420] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BÊTES ET GENS QUI S'AIMÈRENT *** Produced by Winston Smith. Images provided by The Internet Archive.
ERNEST FLAMMARION
26, Rue Racine, 26
Quinzième mille
[Pg 1]Il a été tiré de cet ouvrage:
trois cent cinquante exemplaires sur papier de Hollande,
soixante-cinq exemplaires sur papier de Chine,
cinq cent quarante exemplaires sur papier vélin pur fil Lafuma,
tous numérotés,
et vingt-cinq exemplaires sur papier de luxe,
hors numérotaqe,
tous signés et parafés de la main de l'auteur,
imprimés spécialement pour ses amis et lui.
Bêtes et gens qui s'aimèrent
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays
[Pg 4]Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1920,
by Ernest Flammarion
A Guy de Maupassant.
Le commencement de l'histoire, je ne le sais pas. Rien ne m'oblige, d'ailleurs, à confesser mon ignorance, sauf ma loyauté d'historien. Mais je préfère en vérité perdre la face qu'abuser impudemment mes lecteurs et trancher au hasard le problème des sept villes qui pourraient se disputer l'honneur d'avoir donné le jour à mon héroïne, encore qu'elle ne soit en aucune façon descendante d'Homère. Je suppose qu'elle naquit à Paris; je suppose même que ses père et mère devaient loger dans l'aristocratique arrondissement numéro sept; non loin de ces Invalides qui groupent encore, autour de leur dôme splendide, tous [Pg 8]les plus vieux noms, toutes les plus vieilles demeures de notre noblesse de France... Je suppose tout cela; mais ce ne sont que des suppositions. Et je n'affirme rien, sauf que la dite héroïne arriva chez moi, par une belle matinée de juin ou de juillet, dans une litière,—comme il sied à toute personne de qualité;—et que cette litière était un panier: parce que la susdite héroïne était une chatte.
Une chatte ... j'exagère! Disons plutôt qu'elle le devint. Car, dans ce premier instant qui vit les sentiers de nos deux existences s'approcher l'un de l'autre et se prolonger parallèlement, la chatte en question n'était qu'un petit, petit, tout petit chat, qu'un avorton de chaton. Et bien malin qui l'eût affirmée chatte plutôt que chat, ou le contraire! Cela n'était qu'une boule de poils. Et cela venait d'arriver chez moi, ainsi que j'ai dit, dans un panier. Oté le couvercle du contenant, je vis le contenu. C'était vivant, cela remuait. Et, tout de suite, cela s'escrima des quatre griffes pour sortir; et, ma foi, cela y parvint.
En ce temps-là, je venais d'éprouver trois pertes les plus douloureuses du monde: ma grande [Pg 9]chatte noire Messaline; sa fille Tigresse, dont le nom révélait la robe; et son fils Petite Vierge, une bestiole tricolore qui avait débauché coup sur coup tout ce que l'immeuble comptait de jeunes chattes bien nées, avant que lui-même eût eu l'âge légal de jeter sa propre gourme ... trois charmantes bêtes qui se partageaient mon cœur, comme a dit le poète: tous l'ayant tout entier!... Tout cela était mort, dans le temps que je prends pour l'écrire. Tigresse et Petite Vierge, sorties ensemble un matin du logis, le soir n'y étaient pas rentrées; et voilà pour elles; on n'en entendit plus parler, jamais. Messaline, qui rachetait par un étalage perpétuel de toutes les plus chastes vertus maternelles le souvenir un peu léger de sa marraine, Messaline, privée de son fils et de sa fille, en était morte immédiatement, comme il sied.
En ce temps-là donc, plus aucun chat dans ma maison. Et mon cœur en était attristé.
J'avais ordonné qu'on y pourvût. J'avais offert aux divinités domestiques un sacrifice: plusieurs drachmes en offrande; et la Lucine des chats, à qui la chose avait été probablement [Pg 10]transmise, m'octroyait à n'en pas douter cette petite chose neuve qui, prudemment risquée hors cette litière qui était un panier, allongeait maintenant une à une, sur le tapis de ma chambre, des diminutifs de pattes...
(Certes! à n'en pas douter, la Lucine des chats, elle-même: la grande mouinoutte de la concierge n'avait-elle pas tout récemment fait ses couches? sept jumeaux, beaux comme le jour!... Cette coïncidence valait une certitude.)
Seulement, une difficulté, dans le premier instant, surgit:—Les diminutifs de pattes déjà nommés apparaissaient maintenant dans leur entier. Et c'étaient quatre touffes d'une peluche de soie très fine, mais noire et blanche. Noire et blanche. Or, feu ma dernière chatte Messaline était noire. Toute noire. Et toute noire pareillement, ou plutôt tout noir avait été son prédécesseur, feu mon avant-dernier chat Karakédy[1]. La dynastie s'enorgueillissait d'être, depuis les temps les plus reculés, depuis des huit ans, des dix ans!... des douze ans, peut-être!... [Pg 11]être!... couleur de nuit, sans tache. Un chat noir et blanc, vous m'avouerez que ce n'est pas du tout un chat noir!
J'allais donc, sans hésitation, signifier à l'intrus sa sentence, et prononcer l'exclusion perpétuelle: Vous qui vouliez entrer, quittez toute espérance! quand l'intrus lui-même, oui, ce chaton malencontreux, ce rien du tout, ce mal-noirci de quatre sous émit tout à coup la prétention de plaider sa cause! Oui bien: péremptoirement il leva le minois, une houppette à poudre de riz où luisaient deux cabochons de saphir; il ouvrit la bouche, une coquille de corail d'où pointaient quatre quenottes d'ivoire tout neuf; et il miaula...
Oh! il ne miaula guère: un seul miaou. Mais, dans ce miaou, que de choses! et comme c'était dit! Il plaidait magistralement, le chaton mal-noirci! avec sobriété, précision, pathétisme, grandeur, éloquence! Je ne parle pas chat couramment, vous pensez bien. Mais je sais tout de même, comme disait Figaro, le fond de la langue. Et je compris très bien: la harangue était claire!
—Quoi! parce que la pauvre ignorante, ma [Pg 12]mère, a cru que je serais plus joli comme cela ... parce que, sans que j'en sois responsable en rien, mon poil ... ici ... là ... et là encore ... n'est pas de la même couleur que partout ailleurs,—vous auriez l'affreux courage de me rejeter dans les ténèbres extérieures après m'avoir admis une minute à goûter la douce lumière du foyer, l'intimité tiède du chez-soi! Et moi, chaton innocent, qui déjà me croyais élu à ce paradis des chats qu'est une maison paisible, féconde en pâtées savoureuses et en caresses et câlineries si chères à toute âme de chat bien né, je n'aurais plus qu'à repasser ce seuil de bon augure et à retrouver, hors le logis déjà aimé, l'exil, l'indigence, la faim et la pluie!»
Mon cœur en chavira dans ma poitrine. Je ne prononçai pas la condamnation. Tout au contraire, j'accueillis le suppliant, séance tenante:
—Puisque tu es venu, ne t'en retourne pas, chat,—lui dis-je.—Demeure tel que tu es, chat, comme cela! Et que tel soit désormais le nom dont tu seras nommé: Chat-Comme-Ça!
Quelques-uns de mes amis, à l'imagination un tantinet snobinette, nommèrent par la suite [Pg 13]le Chat-Comme-Ça, Shah-Khom-Cah. Et d'autres, constatant par la suite encore que le Chat-Comme-Ça était une chatte, l'appelèrent Minette. Peu importe. Et pour ce qui va suivre, chacun peut assurément faire choix du nom qu'il aime le mieux.
Ainsi succéda sous mon toit, l'an du Seigneur dix-neuf cent dix et quelques, à feu la respectable Messaline, chatte toute noire, récemment morte de la même maladie qu'anciennement le bon roi Jacques V d'Écosse, à savoir de chagrin; ainsi donc à feu la très respectable Messaline, chatte toute noire, succéda l'irréprochable Chat-Comme-Ça, chatte noire six fois tachée de blanc: au museau, au jabot et aux quatre bouts de ses quatre pattes.
Je viens de citer, à propos de mon chat, un roi. J'en demande bien pardon à mon chat: ç'a été faute d'objet de comparaison qui fût moins inconvenant. Il est bien clair que l'homme est supérieur aux autres bêtes. Mais il est bien clair aussi que le chat est supérieur à l'homme. La preuve la plus immédiate réside en ceci: que, des deux animaux vivants et libres qui vivent [Pg 14]dans ma maison: à savoir de mon chat et de moi, un seul travaille, peine et gagne pour la communauté, et que les fruits de son labeur, sans être toutefois confisqués au seul profit de l'autre, sont partagés entre tous les deux, en sorte que mon chat mange, boit, dort et se chauffe aussi confortablement que je fais, sans s'être donné pour cela tracas ni fatigue. Ce qui démontre bien que je suis à peu près son esclave, et qu'il n'est en tout cas nullement le mien. Laissons d'ailleurs ces mots solennels de maîtres et d'esclaves, assez incompréhensibles à l'heure qu'il est. Je consens que je ne sois le serf ni de mon chat, ni de quiconque. Mais qu'on accorde à mon chat qu'il est pour le moins libre autant que moi. Si n'importe qui s'y refuse, je l'invite à la plus simple expérience. Voici le Chat-Comme-Ça, je vous le présente. Appelez-le, histoire d'essayer votre supériorité sur lui, et son assujettissement à vous. Et vous verrez avec quelle placide ironie, vous ayant très bien entendu et compris mieux encore, il ne vous obéira pas du tout, et restera où il est, immuablement.
[Pg 15]Tout cela, pour que les hommes mes congénères m'excusent, et acceptent de bon cœur que je puisse ici retracer les primes aventures d'un bébé de chat plus complaisamment que je ne ferais, s'il s'agissait des premières enfances d'un bébé d'homme. J'estime que ceci n'est point supérieur à cela, soit en intérêt, soit en importance. Et peut-être estimerez-vous vous-mêmes qu'en pittoresque, l'histoire du bébé de chat vaut plusieurs histoires de bébés d'hommes?
C'est par une belle matinée d'été que le Chat-Comme-Ça, à la faveur d'une harangue subtile, avait pris possession de l'héritage échappé des pattes défaillantes de feu Messaline. Et le Chat-Comme-Ça était encore un bien, bien petit chat. Sa mère, quelle qu'elle fût,—chatte de la concierge de l'immeuble, comme je l'avais cru d'abord, ou peut-être, comme je le soupçonnai plus tard, chatte mystérieuse d'une mystérieuse dame dont je ne sus jamais rien, sauf qu'elle habitait entre les Invalides et la Tour Eiffel,—la mère du Chat-Comme-Ça, donc, avait choisi, pour ses poétiques amours, le premier [Pg 16]mois du printemps, dont les effluves chargés de l'odeur des fleurs d'acacia troublent si fort et si profond l'âme des chattes. La portée qui s'en était suivie avait donc vu le jour au joli mois de mai. Et maintenant que juillet n'en était encore qu'à sa deuxième semaine, le Chat-Comme-Ça, qui ouvrait tant larges qu'il pouvait ses cabochons de saphir sur le spectacle de la vie, ignorait encore le premier mot de son rudiment, et ne savait notamment pas qu'il est cinq éléments, et qu'ils sont l'eau, le feu, l'air, la terre, et celui que j'oublie. (Vous savez, on oublie toujours le septième péché capital, le douzième César de Rome et la Troisième République française.) Un jour vint, que dans la même heure, deux des cinq éléments se révélèrent au Chat-Comme-Ça.
C'était le matin. Allant, venant, tournant, trottant, galopant, tournoyant, tourbillonnant, courant après sa queue et courant après son ombre, le Chat-Comme-Ça venait d'engager une formidable partie de cache-cache avec le balai mécanique. Le balai d'ailleurs s'y prêtait de mauvaise grâce, étant lui-même en train de jouer, et de jouer le vrai jeu des balais, avec [Pg 17]la poussière du salon. Les petits chats sont d'ailleurs tous comme cela: ils veulent toujours jouer avec les grands chats, ou avec les grandes personnes, ou avec les grandes choses. Et le résultat fut, cette fois encore, comme il est toujours: le balai, excédé par trop et trop de cabrioles, fit un geste brusque, et le Chat-Comme-Ça, caressé sous le menton d'une bonne tape de bois de frêne, cessa le jeu tout net, et s'en fut, mélancolique, rêver à la brutalité de la vie en général, et des balais mécaniques en particulier, dans la salle de bain.
... Dans la salle de bain, où, par un piège paternel de la Providence, le bain, tout juste à point, attendait d'être pris...
C'est joliment joli, un bain tout préparé, dans une belle baignoire blanche! L'eau là-dedans paraît verte, d'un vert léger, léger comme feuille de bouleau au premier printemps; et les robinets argentés du chauffe-bain s'y reflètent et dansent sur la surface oscillante. Des gouttes tombent une à une, et font des ronds qui vont s'élargissant un à un, et vous n'avez jamais [Pg 18]songé, je suis sûr, combien ce serait amusant de s'asseoir, tout près, sur le rebord de grès émaillé, et d'attraper au vol, d'une patte en cuillère, ces gouttes qui dégringolent du robinet dans la baignoire et qui ont l'air de ricocher...
Plouf!
Je n'étais pas dans la salle de bain. Mais en entendant ce plouf-là, je compris tout de suite le cas.
Dans le temps qu'ayant glissé, puis chu, puis s'étant enfoncé, le Chat-Comme-Ça disparut tout entier, pour la première fois de sa vie, au sein de l'aquatique empire, sa sensation exclusive fut une terreur épouvantable. L'eau du bain n'était ni froide ni chaude. Je veux dire qu'elle était juste à la température de la bestiole vivante qui venait d'y faire plongeon. Le Chat-Comme-Ça n'eut donc ni chaud ni froid. Il eut peur tout court. Et n'ayant rien d'autre à faire qu'à avoir peur, il eut peur tout son saoul, tant qu'il put, à s'évanouir, et de la pointe des poils de sa naissante moustache de chat jusqu'à l'extrême bout de ses quatre pattes recroquevillées d'horreur.
[Pg 19]Par chance, un miracle survint. Comme les quatre pattes recroquevillées se convulsaient et battaient, comme font toutes pattes de chat agonisant, lesquelles ramènent à soi les draps d'un lit fictif, l'eau fouettée réagit et le Chat-Comme-Ça nagea. Un miracle, je vous ai dit; un miracle, obligatoire et réglementaire: tous les chatons nagent d'instinct et le mieux du monde. Le Chat-Comme-Ça, toutefois, qui n'en savait rien, en fut éberlué; mais pas moins content, au contraire.
—Ouf!—se dit-il, soulagé d'un monde:—voilà qui va déjà beaucoup mieux ... je me suis cru noyé, sinon pis. Mais n'importe: je n'avais sûrement pas le droit de tomber là-dedans, et je me suis mis dans un cas pendable...
(Ce disant, il nageait de toutes ses pattes.)
»... Dans un cas pendable, oui!... et la plus simple prudence m'engage à me tirer de là par mes propres moyens, si faire se peut et sans tapage...
Il nageait de plus belle, longeant patte à patte le bord d'émail vertical et lisse, tout blanc, très beau à voir mais absolument inaccessible.
[Pg 20]—Diable!—jugea le Chat-Comme-Ça, inquiet.
Il avait fait le tour presque complet: nul débarcadère possible. C'était partout la même falaise de grès, glissante comme glace. Un miroir qui reflétait sinistrement cette pauvre tête de chaton, anxieuse, et, petit à petit, reprise par sa terreur première.
Finalement, ayant achevé son circuit et bouclé sa boucle, le Chat-Comme-Ça se retrouva sous les gouttelettes, cause première de la catastrophe. L'une lui tomba dans l'oreille! il ne put douter: point d'issue. La baignoire était une prison, et cette prison allait devenir un tombeau. Le cœur du Chat-Comme-Ça défaillit. C'est une terrible épreuve que d'avoir à regarder en face, deux fois dans une minute, la mort. Le Chat-Comme-Ça en oublia tous ses raisonnements de prudence et de silence. Et il se prit, sous le robinet à gouttelettes, à miauler sans nager plus avant. Tout effort personnel étant vain, valait-il pas mieux renoncer sur l'heure, et crier au secours?
Il valait mieux: il y eut encore miracle! preuve qu'il avait encore raison. Une main [Pg 21]secourable l'empoigna par la peau du cou, et, après diverses brutalités qui lui ôtèrent même le souffle pour s'en plaindre, le Chat-Comme-Ça se trouva tout roulé, ficelé et emmailloté dans plusieurs grosses serviettes-éponges et déposé non loin d'une chose inconnue, flamboyante et qui dégageait une surnaturelle chaleur.
Tout cela se passait au mois de juillet, je l'ai dit. Il s'en suit logiquement que je n'avais pas encore, depuis que le Chat-Comme-Ça logeait chez moi, jugé utile d'allumer même des radiateurs à gaz qui constituaient le principal mode de chauffage de la maison. Le Chat-Comme-Ça, au sortir de son bain forcé, m'était apparu sous les traits d'un des plus lamentables chatons qui soient, maigre comme un manche à balai, hérissé comme un chapeau de soie brossé à rebours, et ruisselant d'eau comme une éponge qu'on serre. Rouler cette calamiteuse infortune dans du linge sec n'était pas assez. Il eût fallu du linge chaud que je n'avais point. A son défaut, j'allumai donc en hâte le radiateur, et mis à chauffer, devant, tout ensemble [Pg 22]les serviettes dans quoi séchait le chat, et le chat dans les serviettes. Voilà pour elles et voilà pour lui.—Dans ma candeur décourageante, il ne m'était pas venu en tête de penser que, quelque jolies que soient des gouttes d'eau tombant d'un robinet dans une baignoire, le coup d'œil n'en est tout de même pas comparable à celui de bougies devenant radiantes, de grises comme cendre qu'elles étaient d'abord, tout à coup et miraculeusement, bleues comme flamme et rouges comme braise...
Mais oui! la chose arriva, comme elle devait arriver. Mektoub, pardi!
Tout ébouriffé encore d'humidité, mais déjà chaud et confortable, le Chat-Comme-Ça, les yeux ronds, considérait l'étrange objet nouvellement offert à ses regards.
Ça se tenait droit; c'était carré; ça ressemblait à une dizaine de petits bâtons tous percés à jour; ça paraissait rouge en bas, bleu en haut; et ça brillait, ça brillait, ça brillait...
—Si c'était bon à manger, qui sait?
Depuis sept ou huit semaines qu'il était au [Pg 23]monde, le Chat-Comme-Ça s'était déjà posé bien des fois cette alléchante question. Et la réponse avait été très variable. Neuf fois sur dix, évidemment, non! ce n'était pas bon à manger... Mais, souvent, c'était au moins amusant à mordre. Et, même, rien, en allant au fond des choses, rien, sauf le poivre et la pelote d'aiguilles, n'était absolument mauvais à manger ... surtout pour qui savait s'y prendre, et, prudemment, goûtait d'abord en y mettant la patte avant d'y mettre, comme dans la chanson, le menton...
Je ne sais d'ailleurs pas exactement ce qu'y mit le Chat-Comme-Ça. J'entendis, à travers deux portes fermées, qui me parurent ouvertes, tellement le son les perça vigoureusement. Un cri: pas un miaulement; ce n'était point articulé, ni modulé. J'entendis donc un cri, tout nu, qui me fit mal par contagion. Je courus. Et je trouvai dans une chambre un peu bouleversée deux serviettes-éponges éparses, l'une trop près du radiateur allumé, qui la roussissait; et, dans le coin le plus noir, sous la plus grosse bibliothèque, un débris hérissé qui pleurait très fort, et que je finis par reconnaître [Pg 24]pour mon chat, le Chat-Comme-Ça, avec seulement trois pattes, la quatrième quasi-amputée par le radiateur.
Chat échaudé craint l'eau froide, affirme la Sagesse des Nations. Jusqu'au jour qui lui avait révélé coup sur coup, et sans douceur, d'abord l'eau et le feu ensuite, le Chat-Comme-Ça s'était en toutes occurrences montré brave, hardi, voire un brin téméraire. Témérité qui lui seyait à ravir, les taches blanches et noires de son minois évoquant assez bien un bonnet de police qu'il eût porté crânement sur l'oreille. Mais, au lendemain de ce jour effroyable, fini courage et finie témérité. Le Chat-Comme-Ça, du soir au matin, fit volte-face comme une crêpe qu'on retourne et fut le plus poltron chaton d'entre tous les chatons poltrons.
... Somme toute, il avait été brave tant qu'il avait ignoré le danger. Sitôt qu'il le connut, il s'en sauva toujours au plus loin et à toutes jambes. Exactement, mon Dieu! comme la plupart des hommes...
Il fut même parfois pittoresque de mesurer l'énormité de cette couardise, née d'une baignoire [Pg 25]d'eau tiède et d'un radiateur à bougies réfractaires. Voici comment:
Quand vint la Noël de cet an-là, le Chat-Comme-Ça, quoique devenu mieux qu'un chaton ... comptez qu'il entrait dans son huitième mois, et c'est bien quelque chose!... le Chat-Comme-Ça, ce nonobstant, demeurait encore un chat très jeune, à maint égard, autant dire un simple chaton. Il n'y avait pas trop de sa faute: vivant en mon logis comme en un couvent cloîtré, n'en sortant jamais, n'y recevant personne, et n'ayant encore de toute sa vie aperçu la queue d'un autre chat, le Chat-Comme-Ça ignorait forcément mille et mille choses que l'on sait couramment dans la plus bornée des gouttières. Il ignorait même qu'il fût des gouttières. Et, pour concrétiser le cas par un exemple, il ignorait ce qu'est un merlan frit. Il fallait bien qu'il l'ignorât, puisqu'il n'en avait jamais vu.
... Il en vit un, pour la première fois, ce jour de Noël que j'ai dit.
Vu la magnificence d'un déjeuner trop plantureux servi pour moi tout seul, un merlan frit d'assez belle taille, grand peut-être comme [Pg 26]la moitié d'un chat, ne m'avait ce matin-là inspiré d'autre envie que de n'en pas manger. Je déjeunais, comme de règle, dans ma salle à manger. Et le Chat-Comme-Ça, qui avait, comme de règle aussi, déjeuné une heure plus tôt dans la sienne, (la sienne était ma cuisine à moi), faisait sa sieste, à mes pieds, couché en rond sur son coussin favori. Tout allait selon la norme, donc pour le mieux d'après Candide, quand je m'avisai de déranger l'ordre naturel des choses, en posant par terre, dans son assiette, le merlan frit intact encore, et en éveillant le Chat-Comme-Ça pour le lui montrer.
Le premier mouvement du Chat-Comme-Ça fut un réflexe. Je m'y attendais d'ailleurs. Face à face avec ce monstre inconnu: le merlan frit, le Chat-Comme-Ça n'eut pas un éclair d'hésitation: il se sauva éperdu jusqu'à la porte, tout le poil hérissé et la queue en mât de cocagne.
La porte passée, il s'arrêta pourtant, le temps de souffler: on ne le poursuivait pas; le merlan frit n'avait pas fait acte d'hostilité. Demi-rassuré, le Chat-Comme-Ça prit son courage à quatre pattes, et fit demi-tour; oh! prudemment: [Pg 27]tous les muscles bandés, prêt au saut en arrière, et le regard de ses yeux flamboyants ne lâchant pas d'une ligne l'œil, fixe aussi, mais terne, du merlan. D'honneur! si le merlan avait bronché, je n'eusse pas revu le Chat-Comme-Ça d'une semaine. Mais le merlan frit ne broncha pas, et le Chat-Comme-Ça n'eut pas à s'enfuir plus outre. Lors il reprit courage, et s'enhardit enfin jusqu'à risquer un retour offensif. Pour couper court l'anecdote, le merlan frit fut au bout du compte mangé. Mais qui n'a pas vu le Chat-Comme-Ça marchant sur son merlan frit n'a jamais vu poltron luttant contre sa poltronnerie.
Tout cela n'est qu'historiettes de chaton plus ou moins chatonnant. Et je serais fâché qu'on prit en mépris ma pauvre bestiole de Chat-Comme-Ça sous ce pauvre prétexte que, sa mauvaise éducation aidant, il n'était encore à sept mois passés qu'un animal bien simplet,
bref, qu'une simple mécanique vivante, idoine à sentir le froid, la faim, la peur, et rien [Pg 28]d'autre. Que, dans la dite mécanique, habitât néanmoins quelqu'un d'un peu mieux qu'existant, quelqu'un qui comptait, un être, une personnalité, une âme; quelqu'un qui était votre égal et le mien, sinon davantage, voilà ce dont on ne pouvait pourtant pas douter; voilà ce que je dus bel et bien, par la suite, toucher du doigt; et voilà ce que vous prouvera la fin de cette histoire.
Car, peu après sa rencontre avec le fameux merlan frit du matin de Noël, le Chat-Comme-Ça prit sa toge virile de chat; j'entends cessa d'être chaton; le cessa tout-à-fait. Il devint donc chat, et chat fort beau: le poil long et lustré, la moustache en aigrette; chat tout de bon enfin; chat sérieux; grand chat; et même un peu plus encore: chatte.
Chatte. Cela vint d'un coup, un matin de février ou de mars, tout pareil aux matins qui avaient précédé comme aux matins qui suivirent. Ce matin-là, m'étant levé, je passais de ma chambre à mon cabinet, quand, au coin du corridor, je fis rencontre d'une grande personne [Pg 29]fourrée qui ressemblait au Chat-Comme-Ça trait pour trait, sauf qu'au lieu de jouer à cache-cache avec un quelconque balai mécanique, elle se vautrait sur le tapis le plus gracieusement du monde.
Je m'arrêtai net et j'apostrophai la bestiole:
—Comment donc, Chat-Comme-Ça! c'est toi, que voilà?
Il étira ses pattes, qu'il avait, et continua d'avoir, jointes deux par deux, telles des pattes de captif ligoté; il cambra les reins, creusa la nuque, haussa le menton, ferma les yeux, mais pas tout à fait; bref fit tout un manège extraordinaire, avant de répondre. Et puis il répond... oh! pardon! pas il: elle! elle répondit! et quelle réponse: un miaulement tremblé, qui traîna mélodieusement tout le long d'une pleine demi-minute ... ah! cette mélodie-là voulait certes dire bien plus de choses encore qu'elle n'était grosse!...
Je suis homme, donc inintelligent. Je me tournai sans plus de réflexion vers quelqu'un qui était là, et je dis:
—Allons! voilà le chaton devenu chatte, et voilà la chatte en folie!
[Pg 30]Le quelqu'un qui était là était par hasard une dame; et qui mieux est, une dame à cheveux blancs: deux raisons pour une de n'être pas aussi lourdaud que je suis. Narquoise, elle releva donc mes paroles,—d'un air de n'y pas toucher:
—Hélas,—dit-elle,—la pauvre bête! elle rêve chatons...
Et j'en demeure, à l'heure qu'il est, perplexe encore...
Chatons?... ou chat?...
Amours, ou progéniture?... Bébés? ou manière de les faire?...
Ne riez pas, s'il vous plaît! ne criez pas au paradoxe! Je reconnais tout de suite que ma chatte, chantant à pleine gorge son chant le plus lascif, et s'étirant tant qu'elle peut sur tous mes tapis a beaucoup plutôt l'air d'appeler le matou proche que les lointaines joies de la maternité...
Tout de même!... on ne rêve un peu nettement que d'objets connus. Alors? n'oubliez pas que, depuis sa naissance, le Chat-Comme-Ça vit dans une tour d'ivoire, absolument cadenassée. [Pg 31]Il n'en est jamais sorti. Nul chat ni chatte jamais n'y sont entrés. Rêver chat? il n'en a jamais vu! Davantage: le mystère des sexes doit demeurer forcément pour lui lettre morte: qui lui en aurait soufflé mot? quelle autre bestiole parlant son langage? Tournez et retournez la question tant qu'il vous plaira; pensez-y, comme disent les Chinois, d'abord à droite, ensuite à gauche; appelez à la rescousse vos souvenirs de puberté; et, pour finir, avouez loyalement qu'il faut admettre en l'occurrence une vraie révélation d'En Haut.
Vous l'admettez? Moi de même. Alors, crions au miracle,—ou au miracle et demi. Chatons ou chat, un ange a dû passer par là. Et, pour conclure, quand la chatte en folie nous assourdira, nous nous en consolerons en pensant que, peut-être, la vertu de chasteté est beaucoup moins offensée en l'occurrence qu'il n'y parait...
Peut-être même la fin de cette histoire jettera-t-elle un soupçon de lumière sur ce problème obscur à souhait?...
Le fait est que je viens d'employer le verbe «assourdir»... L'ayant écrit, j'aurais quelque [Pg 32]impudence à prétendre à présent que le Chat-Comme-Ça, en ses heures d'émoi, fut toujours une bête silencieuse. Au contraire. Qu'elle jetât ses appels vers chatons ou matou, elle y mit si peu de discrétion que la maison se concerta entière pour me députer une ambassade, et me conjurer, avec toutes les supplications imaginables, d'avoir du même coup pitié de la bête miaulante et pitié des oreilles qu'elle déchirait. En somme, rien n'était plus facile; et c'était l'éternelle chanson: Marie crie pour qu'on la marie. Un mari, cela se trouve. Surtout pour les fiancées à quatre pattes et queue fourrée.
Comme par un fait exprès, on m'avait dit, deux jours plus tôt, monts et merveilles d'un jeune chat de la meilleure extraction, nouvellement arrivé d'au delà des mers: du royaume de Siam, favorisé, comme chacun sait, par les Dieux Chats, puisqu'il y pousse une race chatesque à nulle autre pareille. Le piquant, pour le présent cas, résidait en ceci: que le Chat-Comme-Ça présentait assez exactement les taches d'un Chat de Siam, en blanc sur noir, toutefois, au lieu de brun sur fauve. [Pg 33]N'importe: la collaboration d'un couple aux couleurs si pareillement réparties offrait certes les chances d'une progéniture originale et bien marquée. Je fus tenté; et je passai outre à la difficulté principale, qui était la distance d'un logis à l'autre: une bonne lieue, une lieue de quatre kilomètres, séparait la maison du matou siamois de ma maison à moi ... de la maison du Chat-Comme-Ça ai-je voulu dire! de quel droit serais-je propriétaire seul du logis que ma chatte veut bien habiter avec moi?
C'est très long, une lieue! surtout pour un chat, qui mourrait de bon cœur plutôt que de monter dans un taxi-auto, dont l'odeur et le tapage révoltent n'importe quels nerfs moins grossiers que les nôtres. Une lieue, cinq ou six mille pas d'homme!... un chat ne peut faire cela qu'en panier,—qu'en litière.—La litière-panier reparut donc, et fut ouverte devant le Chat-Comme-Ça qui l'avait perdue de vue depuis trop longtemps pour la pouvoir reconnaître.
Le Chat-Comme-Ça n'en regarda pas moins son véhicule sans hostilité, quoique avec quelque défiance. Quand on l'y déposa, d'une main [Pg 34]précautionneuse, il ne regimba pas, me regardant toutefois avec des yeux un peu dilatés, interrogateurs et attentifs. Le Chat-Comme-Ça, très visiblement, me témoignait, par l'insistance de son regard, qu'il s'en rapportait à moi, qu'il m'abandonnait son destin et, pour tout dire, qu'il voulait bien, puisque j'y tenais, rester là-dedans, et même souffrir qu'on rabattît un couvercle sur son nez. Malgré quoi...
Malgré quoi?...
Malgré quoi le Chat-Comme-Ça eût préféré comprendre quelque chose à l'affaire... Ce panier fleurait le mystère à plein museau. N'importe! résolu, résigné, le Chat-Comme-Ça s'y lova en glène, le nez sous la queue, et ne frémit pas quand le couvercle rabattu le sépara brusquement du monde.
Et tout aussitôt quelqu'un enleva le panier par l'anse, et le voyage commença...
Je ne veux pas dramatiser. Je ne veux surtout pas, comme disent les mathématiciens, extrapoler, et déduire, d'après les sensations antérieures du Chat-Comme-Ça,—sensations que j'avais pu constater et noter,—quelles [Pg 35]furent en ces circonstances toutes nouvelles, ses sensations de voyageur. Ce récit n'est pas un roman. Et j'aurais manqué mon but, si la moindre partie de ce que je raconte ici suscitait l'ombre d'une incrédulité chez ceux qui liront. Il m'a paru que l'histoire de ma chatte enfermait un enseignement ... non! quelque chose de moins ambitieux tout de même ... mettons une moralité; un prétexte à songeries, peut-être pas trop creuses. Si ma véracité devenait sujet à caution, adieu moralités, songeries, enseignement! adieu veau, vache et couvée! Soyons donc sincère avec outrance. Je ne sais absolument pas ce à quoi rêva le Chat-Comme-Ça durant l'heure d'horloge que dura son voyage. Je n'imagine pas davantage le tour que ses pensées durent prendre, quand, enfin parvenu au logis inconnu, duquel il ne voyait rien, mais certes flairait beaucoup, il eut la stupeur de constater que le couvercle du panier-litière ne s'ouvrait pas. Un temps passa. Des voix humaines discutaient alentour. Soudain, le panier, qu'on avait, à l'arrivée, posé par terre, fut derechef enlevé, balancé, emporté. Une porte grinça, battit. La fraîcheur [Pg 36]de la rue succéda à la douceur chambrée d'un appartement clos, et le voyage recommença. Ce ne fut qu'au bout d'une seconde heure qu'enfin, le panier déposé encore, et le couvercle cette fois ôté, le Chat-Comme-Ça put hausser prudemment sa frimousse au-dessus du rebord d'osier; et qu'aperçut-il tout stupéfait? qu'il était tout bonnement de retour à son point de départ: en mon logis.
J'explique tout de suite: il y avait eu malentendu. Le chat de Siam que l'on m'avait si fort vanté n'était encore qu'un commencement de matou, trop jeune pour qu'on le mariât. En m'en faisant l'éloge, sa maîtresse n'avait nullement eu l'idée de noces immédiates. Et, quand elle avait vu venir à l'improviste, pour son petit garçon de chat, une épousée toute impatiente et miaulante d'amour, une grande anxiété l'avait prise aux entrailles; et elle n'avait pu se résoudre à mettre face à face cet agneau d'innocence et cette jeune louve quaerens quem devoret. Toute l'histoire tenait là-dedans.
L'expliquer au Chat-Comme-Ça, je rougis d'avouer que je n'y songeai même pas. C'était trop difficile. Il y eût fallu un agrégé ès-langues [Pg 37]chatesques; et je suis bien loin d'avoir seulement droit au rang de bachelier. J'y renonçai donc. Quand donc le Chat-Comme-Ça, affranchi de sa litière-geôle et redevenu chat libre en son propre et particulier logis, me croisa au coin du corridor, je ne sus que hausser les épaules en manière de réponse à l'insistance de son regard qui s'appuyait sur moi, tout chargé de questions anxieuses et de reproches très lourds.—Pourquoi ce supplice ridicule qu'on lui avait, par mes ordres, infligé? A quoi rimait cette absurde promenade en circuit fermé? Quelles raisons, pour justifier pareille stupidité, pareille méchanceté, plutôt? Sur le dos en arc, je fis courir une grande caresse bien câline, de la nuque à la queue: «Non, Chat-Comme-Ça! je t'assure qu'on n'a point eu du tout de mauvaises intentions contre toi. Le hasard seul, le détestable hasard a tout fait. Même, crois-moi, mon chat: c'était pour toi, c'était pour ton plaisir, pour ton bonheur peut-être, qu'on t'avait inséré dans ce panier sinistre, et transporté de je ne sais quel boulevard Suchet à je ne sais quel boulevard Malesherbes. Mais les dieux tout puissants, jaloux de toi, ô Chat-Comme-Ça, n'ont pas permis [Pg 38]qu'en ce jour-ci le suprême arcane du jeu de la vie,—l'amour,—te soit révélé.... Patience donc et résignation, jeune fille! je te promets qu'on te mariera, ce n'est qu'affaire de temps.» Cependant que je lui débitais ce discours le Chat-Comme-Ça, vibrant tendrement de toute l'épine du dos sous ma paume, clignait lentement des paupières et semblait, ma pure vérité! comprendre mon vulgaire parler de bête à deux pattes aussi clairement que si je lui eusse miaulé toutes ces choses consolantes dans le plus pur chat qu'on miaule de Chatou jusqu'à Charenton.
Comprit-il tout de bon? Savait-il déjà quelque chose de l'affaire, ce qui n'est pas invraisemblable, si l'on songe qu'il était resté dans le logis du trop jeune matou assez longtemps pour en flairer tout le mystère, l'analyser, le décomposer et le résoudre? Difficile question, plus difficile réponse! Ou, simplement, mon chat me faisait-il confiance, m'aimant beaucoup, et non point comme on aime qui s'occupe chaque jour à vous procurer convenablement le vivre et le couvert, mais comme on aime qui l'on a choisi pour ce faire, parce que c'est lui [Pg 39]et parce que c'est vous. Mon chat ne se bornait point à m'aimer: il me préférait. Était-ce assez pour qu'il s'en rapportât à moi, même en cette capitale affaire de ses aspirations secrètes et de ses rêves mystérieux? Il se peut ma foi bien! J'ai fini par m'en persuader, quand j'eus été témoin de ce qu'il me reste à vous dire.
A la suite de son malencontreux voyage et de ses épousailles manquées, le Chat-Comme-Ça n'avait pas jugé qu'il y eût dans tout ça de quoi faire trêve à ses exhibitions suggestives non plus qu'à ses symphonies pré-nuptiales. Voire, les symphonies en question redoublèrent sur le champ d'énergie. Pour parler franc, ce fut, le lendemain de ce jour fâcheux, un vacarme affolant, sans merci ni trêve. Le Chat-Comme-Ça,—tout le monde a ses jours,—se trouvait sans doute dans un de ses jours les plus musicaux. Toujours est-il que la maison en résonna comme un tambour. Il avait été la veille désirable qu'on mît fin au concert. Ce jour-ci, la clôture devenait nécessaire et urgente.
J'avais essayé de l'intimidation:
—Chat-Comme-Ça, dans ton intérêt personnel, [Pg 40]je te conseille de donner un coup d'œil à la pendule: il est l'heure-où-l'on-noie-les-chats moins cinq!
Mais j'avais reçu, lancé de biais, avec une infinie nonchalance, un regard écrasant de dédain:
—Pourquoi fais-tu l'imbécile? Me crois-tu d'âge à gober des contes de nourrice? Miarahrahrahrahhoûuu!
Et j'avais fait demi-tour, humilié.
Sur quoi, fatigué de miauler, le Chat-Comme-Ça se prit à hurler. Deux enfants râblés qu'on eût égorgés avec un couteau coupant mal auraient fait un bruit à peu près du même volume, moins désespéré toutefois.
Je sautai sur mon chapeau, et gagnai la rue. Tout, plutôt qu'endurer ça davantage.
Or, je traversais l'allée de la porte cochère quand une secousse paralysa net mes deux jambes: à trois pas de moi, dos rond, nez en l'air,—incontestablement sous le charme du concert dont l'immeuble entier retentissait,—un matou blanc, vigoureux et bien pris, venait d'entrer, franchissant avec audace ce seuil si magnifiquement mélodieux...
[Pg 41]Un matou...
Blanc, il est vrai. Il ne s'agissait plus du merveilleux Siamois aux taches si sympathiques. Non... Mais, en l'occurrence, le matou survenant eût été vert ou violet que je n'aurais pas hésité plus que j'hésitai.
Immobilisant à mon tour, net aussi, la bestiole, d'un appel bien modulé: «Moûoû!» je fus à sa rencontre, et d'une prise brusquée je l'enlevai par la peau du cou jusqu'à la hauteur de ma poitrine, contre quoi je l'appuyai, le nichant confortablement. Il céda, se laissant faire. Les chats reconnaissent à merveille, dès la première caresse, à quelle sorte d'homme ils ont affaire, et s'abandonnent en toute confiance à qui sait les prendre, les porter et les reposer sans rebrousser leur poil ni froisser leurs muscles ou leurs nerfs.
L'ascenseur.—Le matou blanc, tenu très ferme entre mes bras, y pénétra sans autre défiance. Néanmoins, sitôt la porte à grille refermée, sitôt le grincement aigre de la mise en marche, sitôt l'ébranlement de cette formidable machine qu'il avait jusqu'à ce jour ignorée, mon prisonnier fut pris d'une terreur [Pg 42]remuante que j'eus toutes les peines du monde à calmer.
J'y parvins tant bien que mal. L'ascension n'était heureusement pas bien longue; et, surtout, d'étage en étage, une attraction mystérieuse, doublant et redoublant de puissance, agissait irrésistiblement sur tout ce chat que j'emportais, et luttait contre sa peur première, la maîtrisant et la subjuguant. Devant que l'ascenseur eût enfin stoppé devant ma porte, le matou blanc n'avait plus peur de rien. Et, seule, ma porte elle-même attirait irrésistiblement ses regards et sa pensée.
Je mis la clé dans la serrure; j'ouvris.
A mon étonnement, le matou blanc ne se précipita pas par l'huis entr'ouvert. Il hésita, ou plutôt prit son temps. Et il n'entra, en fin de compte, que très lentement, avec décence et cérémonial. Le Chat-Comme-Ça, quelque trois portes plus loin, entonnait un couplet fortissimo. Le matou blanc ne répondit pas d'un soupir, mais essaya comme distraitement ses griffes dans la laine du tapis d'entrée. Cela ne fit pas grand bruit. Assez tout de même pour que la mélopée du Chat-Comme-Ça s'interrompît net [Pg 43]comme torchette. Et la maison surprise et charmée goûta la douceur d'un silence dont elle avait, depuis deux ou trois fois vingt-quatre heures, perdu toute habitude.
Moi, me réjouissant dans mon cœur, je crus excellent de presser les péripéties. Une après une, j'ouvris les trois portes qui séparaient encore les deux futurs partenaires. Ce fut pour voir le Chat-Comme-Ça s'enfuir incontinent, prompt comme la foudre, et le matou blanc entamer, avec mille précautions prudentes, la poursuite qu'il fallait. Rien là-dedans n'était pour m'étonner. La pudeur a ses exigences.
Enfin, après une bonne demi-heure de préludes stratégiques, les fiancés se joignirent sous un lit divan, très large. Et je m'assurai que tout était pour le mieux: une chatte bien enamourée; un matou, qui, pour parvenir jusqu'à elle, s'est hasardé sur des seuils inconnus, entre des bras suspects, dans un ascenseur, tout pareil à quelque trappe gigantesque et mouvante ... bref, une amoureuse fervente, un amant qui pour ses beaux yeux brava tout!... Quoi de mieux et où trouver tant d'auspices à tel point favorables?
[Pg 44]Or, des profondeurs du lit divan montèrent soudain des cris à crever tous les tympans du voisinage. Et une bagarre s'agita. Une houle de chats roulait là-dessous dans les ténèbres. Et soudain, sur une plainte très aiguë, une flèche blanche jaillit vers la porte, et une flèche noire à sa poursuite. Le matou repassa la porte palière, reconduit, pas à pas, par le Chat-Comme-Ça, attentif à vérifier de visu le départ sans retour du fiancé mystérieusement métamorphosé en ennemi. Et je n'eus, moi, qu'à refermer la porte...
Grave, le Chat-Comme-Ça, assis sur son derrière, me considérait maintenant les yeux dans les yeux.
—Chat, explique-moi? ce beau matou blanc ... tu n'en as pas voulu?
Silence.
—Pourquoi?
Silence encore. Mon chat me regarde toujours, avec une attention qui insiste. Ses yeux, bleu pur au temps de sa petite enfance, ont peu à peu tourné au jaune assombri de la topaze brûlée.
—Eh bien, chat? ce matou blanc, ce me [Pg 45]semble, n'en était pas moins un fort beau chat; très amoureux, j'en suis persuadé; fort bien élevé, c'était visible. Tu l'as tout de même repoussé, refoulé, brutalement, avec perte et fracas... Pourquoi? Tu étais amoureux pourtant, comme lui-même ... plus que lui, qui sait!... alors?
Cette fois, un long miaulement, très mélancolique. Je ne comprends mon chat, quand il me parle, qu'à moitié. Mais j'ai souvent eu l'intuition que mon chat, quand je lui parle, me comprend, lui, tout à fait, ou peu s'en faut.
A supposer que oui, ce miaulement, que veut-il dire? et que faut-il lire dans ces beaux yeux mordorés, qui appuient avec intensité leur regard inquisiteur au plus profond de mes prunelles?
Je ne sais...
Dans ce panier, dans ce panier-litière à l'inexorable couvercle, dans ce panier qui préserva, au cours de l'obscur voyage que j'ai dit, les yeux du Chat-Comme-Ça de toute vision réelle, de tout démenti à l'azur sans tache de ses rêves, dans ce panier qui, deux immenses heures durant, porta vers l'inconnu [Pg 46]ma chatte et sa fortune, à quoi la voyageuse avait-elle pu songer? vers quelles amours couleur de temps, couleur de ciel, couleur de lune et de soleil s'était-elle cru transportée, la fiancée au Prince des Chats Charmants? Et de quelles hauteurs splendides était-elle retombée, que tant et tant d'espoirs magiques avaient soudain fait place à cette réalité terre à terre: un matou blanc?
—Miaou!...
Le Chat-Comme-Ça a hoché la tête, sans cesser de suivre de ses yeux à lui, au fond des miens, le vol confus de mes pensées. Peut-être suit-il ce vol-là plus clairement que je ne fais moi-même...
—Miaou!
Le Chat-Comme-Ça, à l'improviste, a quitté son coussin; il saute sur mes genoux, et frôle, lentement, câlinement, tendrement sa belle fourrure si douce contre ma poitrine, sans cesser de plonger son regard pensif dans mon regard troublé...
Et je me souviens de ce que disait jadis, à mon maître Loti, sa chatte chinoise... N'était-ce pas quelque chose dans le goût de ceci:
[Pg 47]—Tu n'as pas compris grand'chose de moi, si tu te figures que je ne cherche, depuis ces jours-ci, que les amours à la hussarde du premier matou plus ou moins blanc qui tomberait pour moi du ciel. Non! non... c'est autre chose dont j'avais envie ... c'est autre chose dont j'ai faim et soif encore... Et peut-être pourrais-tu, toi, tout homme que tu es, apaiser le plus âpre de ma peine: ce tourment de mon cœur trop isolé, trop seul... Écoute ... l'amour après quoi je soupirais est décidément chose bien chimérique ... mais, par cette soirée d'hiver tellement triste à nos deux âmes de bêtes à peu près pareilles, «si nous nous donnions au moins l'un à l'autre un peu de cette chose douce qui berce les misères, qui a son semblant d'immatérialité et de durée non soumise à la mort, et qui s'appelle affection?...»
Auteuil, 1919.
[1] Karakédy, en turc, noir, chat. C. F.
—«L'Énigme, de Paul Hervieu! Ah!... la pièce où deux maris découvrent l'infortune conjugale de l'un d'eux, sans savoir duquel?... Je me souviens!... Une belle chose, oui ... mais féroce pour la lâcheté humaine... Il y a là-dedans un amant qui est tout à fait un joli monsieur. Quel pleutre, quel laquais que cet amant-là! Sa maîtresse est à ses pieds, la femme qui s'est donnée à lui entière, corps et cœur; elle est sous le couteau, elle crie au secours, et lui, tranquille comme feu Ponce-Pilate, s'en lave les mains et va galamment se tuer dans la coulisse, laissant la misérable agoniser comme elle pourra... Pouah!
[Pg 52]—Quoi?... Ce que je voudrais qu'il fit?... Parbleu, son devoir? son devoir, qui lui est tout tracé, clair, impérieux, absolu. Il y a une autre femme n'est-ce pas, et un autre mari? Eh bien! l'amant doit mentir, accuser l'autre femme, l'innocente, et la perdre! l'amant doit avouer, affirmer, proclamer que c'est celle-ci sa maîtresse; celle-ci, pas celle-là; et sauver celle-là, la sienne, aux dépens de celle-ci, qui sans doute n'a rien fait, mais qui ne lui est, à lui, rien...
Hein? ce serait abominable? Et puis après? Bien sûr que ce serait abominable! Mais ce serait, mais c'est le devoir. Il y a des tas de devoirs abominables. C'était le devoir de Lorenzaccio de vendre sa sœur au duc de Florence. C'était le devoir de Napoléon d'habiller de crêpe quarante mille femmes prussiennes, le jour d'Iéna... C'est le devoir d'un amant d'être l'âme damnée de sa maîtresse, et, pour elle, de tuer, de voler, de se parjurer. C'est le devoir. Moi, pour une femme dont j'ai d'ailleurs oublié le nom, j'ai jadis signé des faux et commis des lettres anonymes... Ça vous dégoûte? Ne soyez pas amant alors! personne ne vous force!...
[Pg 53]Ecoutez une aventure qui m'est arrivée, il y a ... il y a longtemps. Une aventure en deux actes, comme l'Énigme; moins tragique:—Au premier acte, j'avais vingt ans. Je passais une fin de septembre à la campagne, chez une brave femme, amie de ma mère. J'étais assez joli en ce temps-là; j'avais les joues douces et la moustache fine. Les deux filles de la maison s'en aperçurent vite. Elles étaient, d'ailleurs, délicieuses toutes deux, et je serais aujourd'hui bien embarrassé de choisir entre elles. L'aînée, Marthe, était longue, brune et pâle, avec d'extraordinaires yeux noirs et des cheveux bleus, longs comme ça. La cadette, Louise, ressemblait trait pour trait à Ophélie: rien que du blond, du rose, du diaphane... Oui, aujourd'hui, je ne saurais vraiment pas à qui donner la pomme. Mais je vous ai dit que je n'avais alors que vingt ans. Bête comme tous les heureux gars de cet âge, je n'hésitai pas une seconde: je pris l'aînée, parce que déjà mariée, et je laissai pour compte la cadette, parce qu'encore jeune fille. Une femme mariée, pour un débutant, cela représente le paradis de Mahomet en pantalons de dentelles.
[Pg 54]Naturellement ce ne fut qu'une passade: une douzaine de nuits assez chaudes, en tout et pour tout. Quand même, ces douze nuits-là font un souvenir dans ma vie. Cette Marthe, ma première maîtresse «mondaine», je l'avais érigée tout de suite sur un piédestal très haut, comme la déesse exquise de toutes les sensualités et de tous les raffinements. Depuis, bah!... Mais maintenant encore, après tant d'années et tant de femmes, je revois toujours avec plaisir ce corps mince et long, et cette peau brune, et le signe qui attirait toujours mes lèvres, une mouche naturelle piquée près d'une fossette de la hanche gauche...
Mais la douzième nuit passée, je repris le chemin de fer. Et la treizième nuit ne vint jamais.
Rideau.
Au second acte, j'avais trente ans. Je venais d'être élu député de Saône-et-Seine, et ma carrière politique se dessinait. Un soir, à un dîner quelconque, on me présente à ma voisine. Et je la reconnais au premier coup d'œil: c'était Louise; Louise, la sœur de Marthe.
[Pg 55]Elle était plus charmante que jamais, toujours très Ophélie, et ses yeux verts devenus profonds comme des lacs. Je parlai de notre rencontre ancienne; elle rougit et se troubla. J'évoquai certains souvenirs; elle perdit absolument contenance. Je lui tendis un rendez-vous; elle s'y accrocha comme une noyée. Et chez moi, dès le canapé, elle m'avoua qu'elle m'aimait depuis dix ans, et que, jeune fille, puis femme, elle n'avait jamais cessé de m'attendre.
Elle avait épousé un mari superbe, une gigantesque brute à barbe gothique qu'elle craignait comme le feu. Par prudence, il me fallut devenir l'ami de ce seigneur, et fréquenter chez lui. Mais, le premier jour, j'eus une étrange surprise. Devinez qui m'attendait dans le salon de Louise? Marthe. Marthe, ma maîtresse de jadis. Les deux sœurs et leurs deux maris habitaient le même petit hôtel. Un mari de moins et je me serais cru rajeuni de dix années.
Seulement, la situation s'était inversée. J'étais maintenant l'amant de Louise et Marthe ne m'était plus rien.
Quand même, tout alla bien, d'abord.
[Pg 56]Louise, jadis, n'avait pas vu bien clair dans mon intrigue avec son aînée. Pareillement, Marthe ne constata pas tout de suite que sa cadette lui avait succédé, après interrègne. Et, bonne fille, elle me pardonna tant bien que mal de n'être pas incontinent retombé dans ses bras.
Mais, du jour où la vérité lui apparut, elle ne me pardonna pas du tout d'être tombé dans les bras de sa sœur. Et, sans crier gare, elle commença contre nous deux une guerre au couteau.
Comme début, elle me brouilla avec le mari, je n'ai jamais su par quelle machiavélique rouerie. Après quoi, Louise reçut des lettres anonymes l'informant avec détails d'un caprice que je m'étais passé pour je ne sais quelle chanteuse de café-concert. Il fallut tout mon sang-froid pour éviter une rupture.
Le plus drôle, c'est que je ne devinais pas du tout la main d'où partaient les tuiles. La bêtise masculine est insondable. Face à face, Marthe était la plus indulgente des grandes sœurs. A la voir toujours souriante, et si gentiment camarade en toutes circonstances, j'étais à cent lieues de me défier d'elle.
[Pg 57]Elle se démasqua pourtant, mais un peu tard.
Ici, permettez-moi deux mots hors texte: j'ai oublié de poser le décor de mon deuxième acte.
Je recevais trois fois par semaine ma maîtresse chez moi, rue de Courcelles, l'après-midi. Mais Louise, un peu plus romanesque que de raison, trouva bientôt à ces rendez-vous trop réglés un petit goût de pot-au-feu conjugal. Très libre dans sa maison et n'habitant pas au même étage que son mari, elle insista pour me recevoir de temps en temps chez elle, après dîner. L'imprudence n'était pas bien grande de bavarder de dix à onze dans un petit salon commun d'ailleurs aux deux sœurs. Un monsieur en habit n'est pas compromettant, même en tête à tête, tant que minuit n'a pas sonné et que la chambre à coucher n'est point ouverte. Mais, peu à peu, enhardie par l'habitude, ma pauvre Louise en vint à des témérités. D'abord, les séances s'allongèrent. Ensuite, la chambre à coucher s'ouvrit. Finalement, la robe de soir se mua en robe de nuit. Nous étions mûrs pour la catastrophe.
Un soir,—un matin plutôt, c'était l'heure [Pg 58]où l'on rentre du cercle,—j'étais seul dans le petit salon: seul, et pour cause: nous avions été deux la minute d'avant, et mon plastron s'en trouvait encore fripé, dangereusement. Une porte craque; je me redresse: le mari entre, apoplectique, et sa barbe de burgrave tremblant de mâle rage. Il tenait encore la lettre anonyme qu'il venait de trouver, la seconde d'avant, au beau milieu de son oreiller.
Ah! cet homme-là était une brute magnifique. Il n'hésita pas une seconde:
—Bandit! gueux! larron d'honneur!—me brailla-t-il.—Où est-elle? où est-elle?
Et, comme un fou, il se rua sur la porte par où Louise était sortie.
Naturellement, je n'en menais pas large: je n'avais pas même un canif. Dans l'instant, j'eus la vision atroce de ma pauvre petite amie abattue sanglante et de cette bête fauve la piétinant.
Déjà, il enfonçait le battant plutôt qu'il ne l'ouvrait. Mais il recula, pétrifié. Derrière la porte, quelqu'un écoutait à la serrure, quelqu'un qui jeta un cri perçant: Marthe, qui n'avait pas résisté à sa féroce envie de voir tout.
[Pg 59]Elle s'était embusquée dans ce cabinet qui séparait le petit salon de la chambre de Louise. Trop curieuse!... Le mari, stupide, la regarda d'abord comme un aérolithe. Puis, la voix baissée d'un ton:
—Marthe?—dit-il, comme n'en croyant pas ses yeux; il n'avait pas l'intelligence prompte;—Marthe? vous? Qu'est-ce que vous faites ici?
D'un bond, je m'élançai de mon divan et je lui abattis ma main sur l'épaule. Un éclair m'avait illuminé.
—Et vous?—dis-je rudement:—qu'est-ce que vous y faites? qu'est-ce que vous y f...z, mordieu?
Il pivota, ahuri:
—Moi? mais je suis chez moi, je suppose!
D'un doigt, je pointai le tapis:
—Partout ailleurs, c'est possible; mais ici, non!
—Non?
—Non! Vous êtes chez madame, que voici!
—(Marthe, suffoquée, ne trouva pas une syllabe.)—Et j'imagine que vous n'êtes tout de même pas un mouchard à la solde de votre beau-frère?
[Pg 60]—De mon beau-frère?
Quatre secondes interminables il me dévisagea, les yeux ronds. Puis l'idée fit brèche dans sa tête.
Il regarda sa belle-sœur, demi-nue dans un peignoir souple. Incontestablement, nous étions seuls, elle et moi, et tous deux en désordre. Alors, il vacilla sur ses jambes et saisit le dossier d'une chaise. L'autre soupçon hésitait en lui. Mais la lettre anonyme crissa dans sa main.
Il l'entendit, et une fureur nouvelle assaillit son doute:
—Et ça?—cria-t-il en me jetant le papier sous le nez:—et ça, qu'est-ce que vous en dites? Prouvez-le donc que c'est celle-ci votre ... complice ... celle-ci, et pas l'autre?
Je haussai les épaules:
—Je ne tiens pas à rien prouv...
Mais je m'arrêtai net. Une preuve? il voulait une preuve?
—Au fait, si vous y tenez ... priez donc Marthe de vous montrer la mouche qu'elle a, près d'une fossette, à la hanche gauche...
C'était une fameuse brute. Il se rua d'un bond sur la malheureuse et lui arracha son peignoir.
[Pg 61]Elle cria, elle se débattit de toutes ses forces. Mais moi, d'une main, je lui fermai la bouche, et, de l'autre, je lui maîtrisai les deux poignets,—tout en proclamant, doucereux: «Il vaut mieux, voyons, chère amie!...» Et, ce disant ...—dame! à certaines heures rouges, on redevient assez bête sauvage ... ce disant,—je lui enfonçai fort agréablement mes ongles dans la chair.
Lui déchirait en lambeaux la mousseline et la batiste. Sous la chemise, une peau mate apparut, dont je me souvenais. Et il hurla soudain:
—La mouche! C'est vrai, c'est bien vrai...
Alors, Louise sauvée, je lâchai Marthe. Il y avait un rien de sang au bout de mes cinq doigts...»
1907.
Bonne mère! faites que je ne le sois pas, qué? Différemment faites que je ne le sache pas ... et les autres non plus, surtout!...
Cet homme-là vous eût certainement fait l'effet qu'il me fit à moi: celui d'être un homme absolument comme les autres, comme tous les autres; tel l'homme qu'on ferait avec tous les autres, comme tous les autres, comme tous les autres hommes additionnés ensemble, puis divisés par leur nombre total. Bref, une sorte d'homme-moyenne. Il était par conséquent l'homme moyen par excellence. Moyen au physique, moyen de la tête aux pieds: ni beau, ni laid, ni grand, ni petit, ni gros, ni maigre; et moyen davantage au moral: de ma vie, je ne l'entendis rien dire qui ne fût lieu commun, ni [Pg 64]ne le vis rien faire qui ne fût chose convenable, correcte et mesurée. M. Prud'homme eût pris pour son modèle cet homme dépourvu de toute apparente originalité,—donc comme il faut. En politique, en religion, en art, en littérature,—en amour même, cette pierre de touche de la personnalité,—le dit homme comme il faut avait toujours professé les opinions les plus régulières, donc bien dit, et toujours fait comme il disait. Par exemple, il s'était marié: l'homme n'est pas fait pour vivre seul; il avait eu deux enfants, une fille et un garçon: de quoi contenter tous les goûts; puis un dernier-né: il faut compter avec le mauvais hasard ... mieux encore, sa femme l'avait trompé: un mari comme les autres devrait-il par hasard ne pas porter les cornes?
La femme de cet homme-là,—cette femme qui le trompait,—avait d'ailleurs quelques excuses: au rebours de son mari, elle n'était moyenne en rien du tout. Beaucoup plus jolie que de règle, beaucoup plus gracieuse que jolie, beaucoup plus aguichante que gracieuse, elle méritait incontestablement de séduire beaucoup mieux qu'un quotient d'humanité, si j'ose dire. [Pg 65]Elle le méritait, et le désirait aussi, très fort. Que voulez-vous! les Écritures sont là pour poser en dogme qu'elle descendait de notre grand'mère à tous, madame Ève, qui aima mieux s'en faire conter par le diable que de ne s'en faire pas conter du tout.
Ce qu'on désire fort, on l'obtient tôt: le désir est à sa satisfaction ce que l'aimant est au fer: l'un attire l'autre. Ce qu'on obtient tôt, on s'y attache; et quand on le perd, ce n'est pas sans regret. Ce qu'on regrette, on tâche à le remplacer; n'importe comment. Si la qualité manque, la quantité y supplée. D'où le proverbe cher aux belles dames: un ami qui s'en va, dix amis qui s'en viennent...
Tout cela pour que chacun sache que notre jolie, gracieuse, aguichante et coquette petite-fille d'Ève goûta d'abord, selon la norme, d'un seul galant; puis en grignota quelques autres, puis finalement, croqua sa vingtaine; mais aussi pour que chacun comprenne que ce fut tout uniment parce qu'elle connaissait le proverbe cher aux belles dames et parce qu'elle croyait en la Sagesse des Nations ni plus ni moins qu'en Dieu le Père. A telles enseignes, [Pg 66]que même au nombre dix, elle préféra le nombre vingt: deux sûretés valent mieux qu'une.
Somme toute, rien de plus louable, aux yeux de quiconque est de bonne foi et dédaigne les morales toutes faites. J'ai d'ailleurs le devoir de prévenir mes lecteurs qu'ayant eu, moi, l'honneur de compter le mari parmi mes bons amis, je ne saurais tolérer sur la femme aucune plaisanterie plus ou moins grivoise. A bon entendeur, n'est-ce pas?...
—Parmi vos bons amis, le mari?
—Certes!
—Et vous avez laissé cet honnête homme, votre bon ami, seul dans la détresse de son infortune conjugale?
—Détresse?
Holà! ho! s'il vous plaît!...
Vous appelez ça une détresse? Être ce que furent César, Napoléon, Molière et La Fontaine? Vous êtes dégoûté!... Moi, j'appelle ça une veine si vous êtes joueur et une médecine si vous êtes amoureux. Et vous voudriez que je prive un ami de cette panacée ou de ce fétiche? Je n'en ferai jamais rien. Et ma raison me dit que, ce faisant, je ferai bien.
[Pg 67]D'ailleurs, en l'occurrence, j'avais un autre motif de me taire: des vingt galants, le vingtième était moi-même. Alors, dame! charité bien ordonnée commençant par soi-même...
Vous voyez...
D'ailleurs, vous me la baillez belle, avec votre indignation: «J'ai laissé mon bon ami dans sa détresse...» Comment l'en aurais-je retiré! Vous connaissez le moyen d'empêcher une femme de n'en faire qu'à sa tête et d'aimer où bon lui semble?
—Mais il fallait...
—Pardon? Vous dites?... Il fallait avertir le mari?
Oh! que non, bonnes gens! Il fallait tout ce qu'il vous plaira, plutôt que cette incommensurable bêtise! Et la fin de l'histoire vous va prouver qu'il fallait au contraire, précisément, ne pas l'avertir.
Car si grosse que soit une bêtise, il se trouve toujours un imbécile plus gros qu'elle pour la faire. L'imbécile donc se trouva. Et il s'en fut tout droit chez le mari, faire la bêtise: avertir cet homme qui ne demandait pourtant qu'à n'être pas averti.
[Pg 68]Et il arriva ce qui devait arriver. L'imbécile n'eut pas plutôt lâché le paquet:
—Monsieur, votre femme vous trompe!
Que le mari lui servit cette foudroyante réplique:
—Naturellement! je le savais, monsieur.
L'imbécile en changea de couleur:
—Ah!—balbutia-t-il,—vous le saviez!
L'homme qui le savait haussa les épaules:
—Parbleu! me prenez-vous donc pour un autre? Monsieur, huit maris sur dix sont trompés par leur femme. Je prévoyais donc que je le serais. Quand on prévoit, on a vite fait de voir. J'ai vu... Et je vous le redis, monsieur! je savais ce que vous venez d'essayer de m'apprendre. En vérité, oui: je le savais.
Et, satisfait, il allumait une cigarette, quand, les sourcils soudain froncés:
—J'y songe!... pour avoir essayé de me l'apprendre, il faut que vous l'ayez su vous-même?... comment cela, monsieur? seriez-vous par hasard un amant de ma femme?
L'imbécile sauta comme un bouchon de champagne:
—Moi, monsieur! Ah! vous ne me connaissez [Pg 69]pas!... une pareille infamie? j'en suis tout à fait incapable...
—Au fait, c'est bien ce que je m'étais dit d'abord...
L'homme qui le savait avait, d'un coup d'œil, soupesé l'imbécile; il précisa:
—Cela m'eût étonné: ma femme a du goût...
Et soudain, les sourcils en arc:
—Mais ... j'y songe encore: voici quelque chose d'incorrect, il me semble ... de fort incorrect?... Voyons, un peu de logique: ma femme me trompe,—bien! je suis ... ce que je suis,—très bien! je sais que je le suis,—de mieux en mieux! Tout cela est en effet comme cela doit être, logique, convenable. Et puis c'est notre affaire, à ma femme et à moi... Mais, que je sache, ce n'est pas votre affaire, à vous, monsieur?
L'imbécile, d'un geste vague, en convint. Et l'homme qui le savait en prit avantage:
—Ce n'est pas votre affaire en rien! Voilà qui est ennuyeux, monsieur! Réfléchissez un peu je vous en prie: doit-on savoir quelque chose des affaires qui ne vous concernent en rien? Non, sans contredit. Ce n'est pas le fait [Pg 70]d'un homme comme il faut. En vérité, plus j'y pense... C'est très ennuyeux, monsieur! Voilà que je suis cocu, et voici que vous le savez, vous, qui n'êtes pas même l'amant de ma femme!
—Je vous jure,—s'exclama l'imbécile...
—Moi,—trancha net l'homme qui le savait,—je ne vous jure rien parce que je ne jure jamais, monsieur! jurer se porte assez mal, soit dit sans vous offenser. Je ne jure donc pas, mais je constate que vous m'avez mis dans une situation où jamais personne ne fut! Pour un peu, grâce à vous, je ne serais plus un homme comme les autres!
Il enfonça ses deux mains dans ses poches et conclut:
—C'est excessivement ennuyeux, monsieur!
L'imbécile se hasarda:
—Monsieur, dans tous les cas, je vous affirme...
Il fut encore coupé comme au couteau:
—Que nous voilà tous, vous, moi, ma femme ... pauvre enfant!... et même ses amants, dans une situation intolérable? Cela va de soi! la belle affirmation! qu'il faut sortir de cette [Pg 71]situation, n'importe comment? certes oui! mais le moyen?... je n'en vois qu'un!... et encore...
—Monsieur, tout ce que vous ferez sera bien fait,—déclara résolument l'imbécile;—et, d'avance, je me range à votre avis...
—Alors, je n'hésite plus, monsieur. Merci: vous m'ôtez un poids!
Et l'homme qui le savait, respirant plus large, commença d'extraire ses mains des profondeurs de ses poches...
—Croyez d'ailleurs,—dit-il, comme pour prendre congé,—croyez, monsieur, que je suis désolé de n'avoir vu que ce moyen-ci...
Il achevait de dégager l'une de ses mains, la droite...
—... que ce moyen-ci ... qui est brutal, et vraiment incorrect... Mais l'incorrection, convenez-en, serait pire, si les choses demeuraient en l'état...
Et l'homme qui le savait, levant la main et le revolver qu'elle tenait, brûla la cervelle de l'imbécile qui n'aurait pas dû le savoir.
1920.
—«Ceci est une histoire gaie; une histoire vraie aussi: pour la première fois, j'ai le droit de raconter une aventure telle qu'elle est arrivée, sans y changer une virgule ... sans même en déguiser le nom des personnages: des trois qu'ils furent, deux sont morts et je suis le troisième. D'ailleurs, l'aventure est honorable pour tous.
Les trois personnages en question, Paris les a fort connus. C'étaient: la comtesse Altéra, dont vous avez sûrement suivi le cercueil l'an passé: il n'y eut jamais tant de roses et tant d'orchidées dans Sainte-Clotilde;—puis le comte Lla Sela, le secrétaire d'Espagne, tué à l'ennemi six mois plus tôt: en 1914, Lla Sela [Pg 74]se cacha sous la défroque d'un dragon français, histoire de se battre pour la France;—enfin, moi-même, prince Claudius Alghero. Ceux qui se battirent en duel—à mort—furent, naturellement, Lla Sela et moi. Celle pour qui l'on se battit fut, non moins naturellement, la comtesse. Ma foi! je le dis comme je le pense et sans vergogne, jamais plus adorable femme ne fit s'entre-tuer deux meilleurs amis. Lla Sela, Alghero; Alghero, Lla Sela: le monde confondait parfois. Les deux doigts de la main, exactement.
Mais le diable s'en mêla: vers 1907, la comtesse Altera s'était, j'ignore pourquoi, toquée de Lla Sela qui, lui, l'aimait comme un imbécile depuis toujours. Moi, je fus le confident: rien d'horripilant comme ça. J'y gagnai toutefois ceci que, vers 1911, madame Altera, qui avait eu tôt fait, comme bien vous pensez, d'en avoir assez de Lla Sela, se toqua de moi: les confidents ont l'habitude d'être là à l'heure qu'il faut. J'avais été bon confident, et je fus promu au grade supérieur.
La chose arriva par un soir d'été magnifique... Mon Dieu! qu'il était donc beau, ce [Pg 75]soir-là!—du moins, il me sembla tel; mais à Lla Sela, il ne sembla pas tel du tout... Que voulez-vous! il y a des gens qui prendraient le soleil pour la pluie...
Je passe sur les détails, qui n'intéressent que moi. Il en est un toutefois que je dois préciser: tout en commençant de m'aimer chèrement, tout en n'aimant plus du tout Lla Sela, tout en jurant même tant qu'elle pouvait que jamais elle ne l'avait aimé, Elsa (elle s'appelait Elsa...) n'avait pas eu le courage de signifier tout de suite son congé à ce pauvre diable. Elle voulait faire ça tout doucement. En amour, la douceur est inopportune. On gagne un œuf, on perd un bœuf. Entre Lla Sela, qui, par conséquent, se figurait toujours être l'Ami, avec un grand A, et moi, qui étais l'Ami, et qui ne me figurais pas ne pas l'être devenu, la situation fut impossible en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. Vous vous figurez sans peine qu'il est désagréable de rencontrer toujours, matin et soir, soit quatorze fois par semaine, le même intrus chez celle que vous aimez, et les mêmes orchidées dans ses cornets à fleurs. D'autant que nous étions tous deux tenus au [Pg 76]secret, et que, dans ces conditions, le soulagement semblait interdit de nous entre-chercher querelle! Je crois que nous n'y serions jamais parvenus si Lla Sela n'avait fini par prendre le taureau par les cornes. Nous fréquentions tous les deux chez Maxim's. Une nuit, lui, m'ayant aperçu, sans hésiter vint droit à moi:
—Alghero, un verre avec moi?
—Volontiers, très cher.
Et le verre avalé, il commença par la fin:
—Vous en avez assez de moi, n'est-ce pas, mon pauvre ami? Moi, j'en ai trop de vous.
Je ne fis qu'incliner la tête.
—Alors? L'épée? Le pistolet? Vous préférez quoi?
—Je préfère ce que vous préférez, Lla Sela.
Et de fil en aiguille, et de politesse en politesse, nous préférâmes les deux: quatre balles au commandement, soixante à la minute, vingt mètres, soi-même chargeant son pistolet; et puis, l'épée, si nécessaire, jusqu'à ce que...
—Jusqu'à ce que l'un des adversaires s'avoue lui-même hors de combat.
—Témoins et médecins muets, tout le combat... ou leur client disqualifié.
[Pg 77]—Avec tout ça...
—Et avec mieux que tout ça: avec, sur le terrain, un coupé bien clos....
—Bravo! Un coupé, une dame dedans...
—Chut! On n'en sait rien: les stores...
La précaution n'était pas mal trouvée. Il n'est pas très courant de voir, dans un combat de coqs, un des adversaires demander grâce à l'autre, mais en présence d'une poule,—de la poule,—le fait est rigoureusement sans exemple.
Malgré quoi, les duellistes proposant, mais les épées disposant, le soir du 11 juillet, Lla Sela et moi étions bel et bien vivants tous les deux, encore que nous étant battus le matin. Nous avions, cependant fait très bien les choses: au pistolet, je lui avais déchiré la hanche, il m'avait traversée la jambe. A l'épée, il m'avait fourni un coup en séton, derrière l'épaule, et un coup droit sous la première côte... Beau coup, ma foi! il s'en était fallu d'un pouce que Lla Sela, de ce coup, fût vainqueur sans débat; et cette histoire, comme disent les bons auteurs, n'eût jamais été écrite. J'avais, moi, percé une cuisse; puis, d'un coup [Pg 78]d'arrêt trop long, pris le bras droit dans toute sa longueur, du poignet à l'épaule, crevant trois fois le muscle et deux fois le tronc nerveux. Le bras tomba tout de son long comme un cadavre, et naturellement ne se releva pas. Le blessé ramassa l'épée de la main gauche et voulut continuer; mais il avait perdu trop de sang; en outre, il tirait de la main gauche pour la première fois. Le tout eût crevé les yeux d'un aveugle. Or madame Altera voyait à merveille. Assassiner sous ses yeux, je ne pouvais vraiment pas! même pour faire plaisir à mon adversaire... Et c'est moi qui jetai mon épée.
Lla Sela n'était vraiment pas content. Il eût donné sa part de paradis pour être tué tout de suite. Je fus obligé de le consoler en lui promettant que nous recommencerions, sitôt rafistolés l'un et l'autre. Même pour moi, ce n'était là rien de trop: je fus un bon mois au repos forcé... Ce mois-là compte probablement dans ma part de paradis à moi. Les blessures ne sont rien, les infirmières sont tout.
Donc, nous devions recommencer la partie, puisque je l'avais promis à Lla Sela. Comme il était logique, d'ailleurs, en tant que duel à [Pg 79]mort notre duel n'était vraiment pas fini. Telle une comédie de Molière, la pièce n'avait pas eu de dénouement. Mais vous avez déjà deviné que, telle une comédie de la vie, elle n'en eut jamais.
Six semaines plus tard, j'étais sur pied. Et le logis de la comtesse me revit; et ses cornets à fleurs revirent mes orchidées; et tout fut comme autrefois, sauf Lla Sela: lui, continua d'être absent. Sérieusement blessé, cette absence ne pouvait étonner personne. Et, par le fait, il garda le lit jusqu'à l'hiver. Mais, l'hiver arrivé, il ne se montra pas davantage. J'entends qu'il ne revint pas chez la comtesse, non plus que chez moi. Maîtresse, adversaire, rivalité, duel à mort, il avait tout oublié pêle-mêle et d'un seul coup. A telles enseignes qu'il se souvenait uniquement d'une chose ... d'une vérité ... celle que j'ai énoncée tout à l'heure: «Les blessures ne sont rien, les infirmières sont tout.» Son infirmière à lui avait tout bonnement balayé de sa mémoire mon infirmière à moi, la comtesse Altera. Il n'y a pas là de quoi s'étonner outre mesure: les Espagnols ont peu de goût, c'est un proverbe en Italie.
[Pg 80]Et la première fois que je revis Lla Sela, ce fut un an, jour pour jour, après notre duel à mort. Je le rencontrai à l'ambassade d'Angleterre, et il fut enchanté de me revoir.
—D'autant plus enchanté, mon cher, que j'ai un service désagréable à vous demander, et que je sais d'avance pouvoir compter sur vous.
J'étais moi-même ravi de le retrouver vivant.
—Lla Sela, je suis votre homme de la tête aux pieds.
—Eh bien! voici... Avec vous, Alghero, je vais appeler les chats des chats: vous savez que j'aime quelqu'un, vous savez que je suis très épris, vous savez que je suis très heureux...
Tout cela était vrai.
—Lors, quelqu'un ... un autre quelqu'un: un quelqu'un masculin, cette fois ... s'est mis en travers de ma route ... et ce quelqu'un-ci me porte exagérément sur les nerfs.
—Je vous comprends!...
—Bref, il faut en finir... Voulez-vous être mon témoin? Bien entendu, un duel à mort!...
Je lui tendis les deux mains:
—Lla Sela, je ne retire rien: je suis toujours [Pg 81]votre homme, et toujours des pieds à la tête. Seulement...
—Seulement?
—Seulement, nous-mêmes nous nous sommes battus l'an passé... Vous vous souvenez?... Je voulais vous tuer, vous vouliez me tuer, vous m'avez manqué, je vous ai manqué,—d'assez peu,—et ... soyons sincères: n'en sommes-nous pas l'un et l'autre singulièrement satisfaits cet an-ci? outre que nous n'avons ni l'un ni l'autre le regret d'avoir mis en terre un ami, nous n'avons ni l'un ni l'autre, entre notre amour et nous, le fantôme sanglant d'un rival abattu. Que voulez-vous! Il en est ainsi, Lla Sela! l'homme, autant que la femme, est un animal changeant. Se battre comme vous voulez vous battre, c'est parfois sacrifier trente ans de bonheur à six mois de patience. Je vous répète, une fois de plus, que je suis votre homme. Mais... songez-y: en amour, un duel à mort n'est jamais une solution...
Il s'est battu tout de même, bien entendu.
1919.
—«Messieurs les honnêtes gens, ceci n'est pas une belle histoire ingénieusement imaginée, soit comique, soit touchante, soit terrible; je ne suis ni un nouvelliste, ni un romancier, et n'ai nullement la prétention de faire de la littérature. Mais je suis un honnête homme comme vous, auquel un malheur tragique est advenu, et qui, entraîné dans l'engrenage d'une fatalité mystérieuse, s'adresse à vous, ses semblables, pour en obtenir conseil, et, si faire se peut, assistance.
Voici mon cas...
Un bout de présentation, pour commencer. Il importe que vous sachiez exactement à qui vous avez affaire. Je m'appelle Pierre Allevard. J'ai trente-quatre ans. Je ne suis ni beau, [Pg 84]ni laid, ni brun, ni blond, ni grand, ni petit. J'ai fait mes classes, comme tout le monde. Mais, étant, sinon riche, du moins largement à mon aise, j'ai jugé superflu d'embrasser aucune profession. Je suis donc rentier, sans plus. Par ailleurs, orphelin de père et mère, et fils unique. Pas d'oncle, non plus, ni de tante, ni de cousin, ni de cousine. Pas de femme. Célibataire et libre de la tête aux pieds.
J'habite Paris, 40 rue du Cirque. Une simple garçonnière. J'y vis seul, c'est-à-dire dans l'unique compagnie de mon valet de chambre. Voilà qui est dit; j'ai fini. Vous en savez maintenant sur moi aussi long que j'en sais moi-même...
Maintenant, l'aventure:
L'an passé,—1909,—je remontais, un soir de mars, le boulevard. J'allais à pied, il faisait beau. Par hasard, une passante me croisa, jeune et jolie. Je n'avais rien de mieux à faire qu'à la suivre. Je la suivis.
C'était au coin de la rue Vignon que je l'avais rencontrée. Ce fut au coin de la rue [Pg 85]Scribe qu'elle se décida à me sourire. La distance de l'une à l'autre rue peut vous renseigner sur la sorte de femme sur qui j'étais tombé: point du tout une professionnelle; point tout à fait une femme du monde. Je la persuadai d'accepter sur le champ une tasse de thé, lui promettant de ne pas la considérer comme engagée par la suite à davantage. Elle s'y engagea pourtant sans grandes façons, dès cette première entrevue, et ne fit, en outre, nulle difficulté à me renseigner très complètement sur elle-même. Les femmes, à l'ordinaire, sont en pareilles occurrences plus prudentes ou plus timorées. Et telle qui déjà nous nomme de notre prénom évite avec soin de nous apprendre son nom de famille. Celle dont je parle ignorait ces menues précautions. Et, avant même qu'elle eût pour la première fois passé mon seuil, la rue du Cirque, je savais de sa bouche qu'elle était la femme—très légitime—d'un brave bourgeois domicilié aux Batignolles; rue Nollet, pour préciser; et qu'elle s'appelait madame T...
Je m'étonnai un peu de sa confiance et de son audace, et je crus poli de l'en féliciter. [Pg 86]Elle rit aux éclats et je me souviens mot pour mot de sa réponse:
—Eh! mon cher ami! si vous connaissiez mon mari, vous ne parleriez ni d'audace, ni de confiance! Il n'y a pas plus de courage à tromper ce mari-là qu'à boire cette tasse de thé-ci. Et vous iriez vous-même demain dire à M. T... que vous êtes l'amant de sa femme qu'il se moquerait de vous et ne vous croirait pas.
M. T..., je m'en rendis promptement compte, était en effet un mari de la race des sourds-muets aveugles. Cet infirme, pour comble, exerçait un métier de Sganarelle: il était voyageur de commerce, donc absent six jours sur sept du domicile conjugal. Madame T... me prouva copieusement la sécurité qu'elle tirait de cette situation: nous n'étions pas amants depuis quinze jours que j'avais déjà passé deux nuits rue Nollet, dans le propre lit de ma maîtresse, au lieu et place de son époux. La maisonnée ne comprenait en fait de domestiques logés à demeure, qu'une femme de chambre du nom de Sylvie, laquelle témoignait à Mme T... une affection visible, et se pliait de [Pg 87]la meilleure grâce à toutes les complicités qu'il fallait.
Jusqu'ici, n'est-ce pas? rien que de fort ordinaire. Tous, tant que vous êtes, vous avez assurément vécu des aventures moins simplettes.
Oui... mais, s'il vous plaît, un peu de patience.
Ce que je viens de vous exposer avait débuté en mars 1909, il y a eu tout juste un an, avant-hier. Cette année s'était écoulée le plus paisiblement du monde. Mon amie et moi, nous étions, petit à petit, gentiment habitués l'un à l'autre. Si bien qu'au caprice de la prime rencontre avait succédé, sinon l'amour, du moins une tendresse véritable et fort douce.
Or, samedi dernier, étant au lit ensemble, je m'avisai de la date que marquait notre calendrier: le mardi qui allait venir devait être l'anniversaire de cette prime rencontre que je rappelais à l'instant. Et j'offris à ma compagne de fêter de notre mieux un anniversaire aussi favorable.
—Très bonne idée!—me dit-elle.—Eh bien! veux-tu que, mardi, nous soupions [Pg 88]d'abord n'importe où et qu'ensuite tu me ramènes ici?
Ici, c'était chez elle, rue Nollet. J'approuvai naturellement le programme, et je le complétai:
—Rien ne nous empêche même de commencer la fête plus tôt. Si ça te plaît, je passerai te prendre en auto dans l'après-midi pour une promenade où tu voudras. Ton mari est à Poitiers, je crois?
—A Poitiers, oui.
—Par surcroît de prudence, envoie-moi donc un bleu mardi matin. Et je frapperai à ta porte entre deux et trois heures.
Écoutez, à présent!
Mardi, à onze heures et demie, le bleu convenu m'arriva, timbré de neuf heures quarante.—Je vous le copie ici, pour plus de clarté:
Monsieur Allevard
40, rue du Cirque (VIIIe).
T'attends avec impatience. Bon anniversaire, mon chéri! A toi toute ta petite aimée.
[Pg 89]En foi de quoi, à deux heures et quart, je carillonnai joyeusement à l'huis accoutumé.
On m'ouvrait d'ordinaire en moins de quatre secondes. Cette fois on ne m'ouvrit pas du tout.
Stupéfait, je carillonnai de plus belle.
Alors un pas lourd résonna derrière la porte close. Et j'entendis un bruit de verrous lentement tirés.
Le vantail s'entre-bâilla. Je vis un homme de haute taille, à longue barbe brune, qui me regardait fixement.
J'étais si loin d'admettre la possibilité d'un retour du mari que je crus, contre toute vraisemblance, m'être trompé d'étage.
Et comme l'homme à barbe brune me demandait, d'une voix d'ailleurs fort calme:
—Vous désirez, monsieur?
Je répondis, sans hésiter:
—Madame T...?
Mais l'homme inclina la tête:
—Madame T... c'est bien ici. Seulement, monsieur, elle est morte.
Et le vantail, repoussé un peu brusquement, claqua devant mon visage.
[Pg 90]Voilà, messieurs les honnêtes gens, ce qui m'est arrivé.
Messieurs, donnez-moi, s'il vous plaît, conseil, et, si faire se peut, assistance.
Il est réel que ma maîtresse est morte: j'ai rôdé tout hier mercredi, et tout aujourd'hui, jeudi, rue Nollet. Ce soir, le cercueil est sorti par la porte qui tant de fois m'avait vu entrer. J'ai vérifié d'ailleurs l'acte de décès à la mairie.
Comment est-elle morte? Cela, je l'ignore. Dois-je chercher à savoir? Dois-je-enquêter, dois-je lancer la justice sur la trace de ce trépas, pour le moins bizarre? Dois-je, au contraire, laisser dormir en paix celle que nulle intervention ne réveillera, désormais, de son sommeil épouvantable, et dont la mémoire peut être éclaboussée si je ne me tais pas?
Messieurs les honnêtes gens, à ma place, que feriez-vous?»
1910.
—Moi,—déclara, ex abrupto, le père Lécoutard, tout en bordant plat la grand'voile du yacht,—je n'ai eu «ça» que trois fois dans toute ma pauvre pirate de vie. Trois fois seulement, monsieur! Comme je vous le dis. Point une fois de plus, point une fois de moins... Ho! de l'avant!... Kermadec! enfant de traînée!... sans que je manque de respect à ta vénérable mère... Kermadec! je m'en vas tout à l'heure t'enlever la peau du dos, si je vois ton foc ballon faseyer!... Et ferme ta manche à saletés: le mistral sent mauvais, quand tu parles... De quoi? je m'en vas t'apprendre à être poli avec moi comme je suis avec toi, hein? as-tu compris? bougre de malapris! [Pg 92]marin juif! soldat du pape! figure![1]
Oui, monsieur, je n'ai eu «ça» que trois fois, depuis que ma mère m'a fait ... «ça»,—la jalousie;—et vous pouvez m'en croire, si le cœur vous en dit, «ça», c'est la plus extraordinaire des maladies. Les autres, de maladies ... la fièvre jaune, le choléra, la petite vérole, la grande, la peste, le paludisse, la truberculose, et la gangredène ... je les ai toutes eues des tas de fois, et je ne m'en porte guère plus mal. Mais la jalousie,—Kermadec! ton foc ballon! embraque donc l'écoute, et souque un coup, bon sang!—la jalousie, monsieur, c'est d'un autre tonneau, et si j'avais eu ça quatre fois au lieu de trois, sûr et certain que je ne serais point ici pour vous le raconter. Vous allez pouvoir en juger. Si je mens d'un mot, je veux être estropié!
La première de mes trois fois, «ça» me tomba dessus du temps que j'étais jeune.—Quatorze ans que j'avais!—On est précoce dans la marine. A quatorze ans, j'avais déjà une petite bonne amie, une jolie fille dans mes âges, qui [Pg 93]vendait des bouquets de violettes sur la Croisette, durant que je polissonnais avec les gredins comme moi, sur le quai du port. Voilà qu'un jour elle s'amène du côté du môle des yachts, où j'étais; et qu'est-ce que je vois? un novice en maillot bleu et blanc, assis sur le tableau d'arrière d'une goélette italienne, qui commence à lui envoyer des baisers. Oui-dà! un failli chien d'italien, qui envoyait des baisers comme ça, sur le dos de sa main, vers ma petite bonne amie—le sang ne m'en fit qu'un tour, vous n'auriez pas eu le temps de dire: «Non de d'là!» que j'étais déjà sur la planche de la goélette,—juste à point pour pincer la jeune personne en train de renvoyer baiser pour baiser au novice.—«Toi, que je lui dis, à ce type-là, arrive ici, j'ai quelque chose à te dire qui intéresse ton avenir!»—Il comprend sans plus d'explications, me regarde en rigolant et descend de son bâtiment. Ça ne l'épatait pas beaucoup, parce qu'il avait bien seize ans contre moi quatorze. Mais moi, ça ne m'épatait pas du tout, parce que j'étais jaloux.
Pour lors, on s'empoigne tous les deux, et la petite nous regarde faire, les poings sur les [Pg 94]hanches et la langue entre les lèvres. C'est du nanan, pour une fille, deux garçons qui se battent à cause d'elle. Moi et l'italien, nous y allâmes bon jeu bon argent. Il me pocha un œil, je lui cassai le nez. La fin finale, il n'y a que la Madone à savoir ce que ç'aurait été, attendu qu'au plus beau moment de la bagarre, les sergots nous tombèrent sur le poil. Et le soir, je couchai au violon. L'Italien aussi.
Jusque-là, ce n'était point méchant. Mais voyez la suite, histoire de voir: le lendemain, dès patron minette, les hommes de la goélette italienne s'en vinrent tous comme un seul, réclamer leur novice au commissaire; et tous, comme un seul, ils jurèrent sur le sang du Christ que ce novice-là était un gars tout ce qu'il y avait de mignon et de gentil, l'enfant du bon Dieu, quoi! tandis que j'étais, moi, le dernier des derniers, un nervi, un apache et un assassin. D'ailleurs, c'était moi qui avais cherché l'autre. Le commissaire, pas trop bien disposé pour moi, d'après tout ce tas de témoignages, envoya chercher mon père, qui,—un vrai fait exprès, monsieur!—m'avait la surveille cassé sa canne sur le dos, je ne sais plus pour quelle [Pg 95]idiotie que j'avais faite!—Ah! misère! quand une fois le guignon s'en mêle!—En conséquence de quoi, mon père, en manière de renseignements sur moi, me renia, net comme torchette, et déclara que je n'étais plus son fils. Du coup, ça ne traîna pas: le commissaire me renvoya au juge, le juge me renvoya au tribunal,—au tribunal correctionnel! excusez du peu!—et le tribunal me condamna.—A quoi, que vous me demandez?—A sept ans de bagne, monsieur! Comme je vous le dis: on m'interna dans une maison de correction jusqu'à ma majorité.—Vingt et un ans moins quatorze ans que j'avais, resta sept ans à faire. Sept ans de bagne, donc, ni plus ni moins! Et, tout ça, pour avoir été jaloux.—Qu'est-ce que vous en dites?
Ho! de l'avant!... Kermadec!... c'est-il que tu penses à ta petite sœur, ou c'est-il que tu es borgne des deux yeux, pour ne point voir la bouée de virage?... Pare à virer!... abruti!... Envoyez!... File ton foc, ramasse ton ballon, [Pg 96]change les amures!... Et ferme, je te dis! le papier s'envole... Y a du bon, monsieur, nous doublerons la balise noire de ce bord-ci, ou je ne m'appelle plus Lécoutard! A cette heure les autres racers sont baisés, sûr comme amen à l'église!...
Va donc comme je te pousse! La deuxième fois que j'ai eu «ça» c'était huit, neuf, dix ans plus tard. J'avais fini mon temps de correction,—sale temps, vous pouvez m'en croire!—et je m'étais engagé volontaire, pour cinq années, dans la flotte. J'étais donc matelot à bord d'un croiseur d'escadre qui faisait la navette entre Toulon, Le Golfe, Bizerte, et le reste du tremblement.—L'Amiral Germinet, qu'on l'appelait, ce croiseur.
Bon! voilà qu'un soir, à Marseille, je rencontre une jolie blonde. Je la regarde, elle me regarde, et la suite, comme ça se doit. Seulement, moi, j'étais resté bien moussaillon, malgré mes sept ans de malheur. Et comme la jolie blonde était bigrement blonde et bougrement [Pg 97]jolie, je ne fais ni une ni deux, et j'y offre le mariage.—Rien que ça, monsieur, comme je vous le dis!—Elle, probable, que si je n'en avais pas parlé, elle n'y aurait tant seulement pas pensé, à cette histoire-là,—le mariage.—Mais du moment qu'elle me vit assez godiche pour lui demander de dire «oui», elle ne fut point si gourde que de dire «non». Et nous voilà promis. Sur quoi, qu'est-ce que j'apprends? qu'elle avait un autre galant! Et comme bien juste, elle le préférait, cet homme,—rapport qu'il ne l'était point autant que moi, godiche, puisqu'il ne lui offrait pas l'église et la mairie! Qu'est-ce que vous auriez fait, si vous aviez été, moi, monsieur? Vous auriez été jaloux, point d'erreur! Je le fus, et salement, je vous en fiche mon billet. J'allai donc trouver mon capitaine de compagnie, à bord du Germinet, et je lui racontai une histoire du feu de Dieu ... je ne sais même plus quoi, preuve que c'était du vrai beau!... tout ça pour obtenir quarante-huit heures de permission!
Il me les donna. Et je m'en fus m'embusquer à Marseille, partout où j'espérais les rencontrer, [Pg 98]elle et lui. Parce que je voulais les tuer, comme juste, lui et elle ... je voulais tuer les voisins aussi ... je voulais tuer tout le quartier!—J'étais jaloux, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise!
Pour lors, je m'embusque dans un caboulot, moi et mes quarante-huit heures de permission. Et j'attends. J'attends tout le premier jour et puis tout le second jour; et puis je continue d'attendre. Je tirais bordée, quoi!—Une chose dont je me battais l'œil dans les grandes largeurs, par exemple: tirer bordée!—Le tarif des punitions prévoit, pour les tireurs de bordée, huit jours de prison, ou quinze, enfin une affaire dans ces prix-là. Vous pensez comme ça pouvait taper sur l'imagination d'un lascar comme j'étais, d'un lascar, revolver au poing, qui s'apprêtait à tuer tout le quartier!... oui! n'est-ce pas?
Mais on les avait prévenus en douceur, les tourtereaux. Et je ne vis pas même l'ombre du couple, ni le premier jour, ni le second, ni le troisième, ni le quatrième, ni le cinquième, ni le sixième, ni le septième. Et pour sûr que je serais tombé enragé sous peu, si le huitième [Pg 99]jour, je n'avais vu tout d'un coup autre chose, autre chose que je n'attendais guère plus que le Jugement Dernier: deux «brasse-carré»! deux gendarmes, oui, monsieur, deux grands gueux de gendarmes, qui me crochèrent tout de suite sans dire ouf. Je n'avais pourtant tué personne encore. Mais, par exemple, j'étais,—qu'ils m'expliquèrent,—en absence illégale de plus de six jours; et je me trouvais, de ce coup, promu déserteur! Pas de veine au loto, hein!
Et c'est comme ça que pour mon second coup de jalousie, j'ai encore été jugé, et encore condamné naturellement. Plus par un tribunal correctionnel: par un conseil de guerre maritime. Ce qui fit, comme vous pensez bien, une petite différence: les correctionneux m'avaient collé sept ans de travaux forcés pour m'être boxé avec un galopin de mon genre. Les juges du conseil me collèrent seulement, pour avoir déserté, deux ans de prison. Je me rappelle l'effet que ça me fit: comme une envie de danser la matchiche! Deux ans, dame! deux ans de prison, pour moi qui m'attendais, ric et rac, à la guillotine!...
[Pg 100]Hein? monsieur! quand je vous le disais que nous la doublerions, la balise noire! Nous voilà du vent dans les voiles, à cette heure!... et ce n'est pas ce failli requin manqué d'Américain qui regagnera sur nous, d'ici la ligne d'arrivée! La course est gagnée, il n'y a plus qu'à ne rien risquer de casser. Kermadec, ramasse la flèche ... et ramasse le clinfoc aussi, mon fils ... et du mou dans le ballon ... nous voilà grand largue, point la peine de fatiguer le bâton de beaupré...
Reste donc la troisième de mes trois fois, monsieur. Mais, celle-là, vous la connaissez comme tout chacun ... peuchère! Les gazettes m'ont assez imprimé, dans le temps que ça s'est passé, l'avant de l'avant-dernière année...
Bé oui!... c'est l'histoire de ma pauvre bonne femme de femme ... la sainte pure créature du Bon Dieu!... Vous savez comme quoi je fus [Pg 101]assez abruti pour croire qu'elle m'avait trahi ... et comme quoi, un soir que son père, le pauvre brave homme! était venu la voir chez nous, histoire de faire un bout de causette à la veillée, je rentrai par malheur à un moment qu'on ne m'attendait pas, je trouvai dans le corridor un chapeau que je ne reconnus point, et ... enfin, le reste ... sale reste, bon sang de bon sort! Vous savez tout ça mieux que moi, rapport que, par la suite, je n'ai jamais été foutu de me rappeler le détail... C'est les juges de la cour d'assises qui me firent assavoir que j'avais tué cinq hommes en tout, sans compter ma pauvre bonne femme de femme, la première crevée!... Et pour rien de rien, monsieur! jamais personne n'a vu ni connu d'épouse moitié si fidèle qu'était la mienne!... Mais que voulez-vous, j'étais encore jaloux...
Par exemple, les braves juges de cette brave cour d'assises ont été honnêtes avec moi. Sûr et certain que j'avais massacré cinq hommes et une femme. Mais mon avocat, qui avait la langue pendue au clou qu'il fallait, prouva clair comme la nuit que c'était bonnement et simplement à cause que j'étais amoureux de la [Pg 102]femme et à cause que j'avais cru qu'elle me trompait avec les cinq hommes. Alors on m'a acquitté avec bien des félicitations...
Et voilà ce que je vous disais tout à l'heure, monsieur: la première fois que j'ai eu «ça»,—la jalousie,—j'ai donné un coup de poing à un gosse, et la correctionnelle m'a fichu sept grandes années de travaux; la deuxième fois, j'ai déserté en temps de paix, et le conseil de guerre ne m'a envoyé que deux petites années de prison; la troisième fois, j'ai tué six braves gens, et la cour d'assises m'a fait des compliments...
Alors, n'est-ce pas? Si j'avais eu «ça» une quatrième fois, sûr et certain que je ne serais point ici pour vous le raconter: parce que, sûr et certain, cette quatrième fois, j'aurais mis toute la République à feu et à sang, et la Haute Cour de justice m'aurait pour le moins nommé roi de France!
Juin 1914.
[1] Cette simple locution: «figure!» constitue le dernier terme de l'insulte, entre matelots.
A l'angle du boulevard Malesherbes et de la rue d'Anjou, un cheval abattu bouleversa toute une file de fiacres et d'automobiles. Il bruinait. La chaussée, glissante de boue, me parut dangereuse à traverser, parmi les voitures entassées et grouillantes. Sur le bord du trottoir, j'attendis.
Des passants s'arrêtaient comme moi. Une dame, audacieuse, rassembla ses jupes et se risqua entre les roues. Mais le piétinement d'un attelage impatienté lui fit peur. Elle rebroussa chemin, regagna en deux sauts le trottoir. Le bout de sa fourrure me frôla.
Je la regardai, profitant de ce hasard qui nous faisait voisins pour quelques secondes; elle me parut jeune: trente ans peut-être; et [Pg 104]jolie: les yeux verts très grands, une fossette sensuelle au coin de la lèvre qui luisait rouge à travers le chantilly de sa voilette; élégante, en outre: robe de drap uni, boléro de velours, longue étole de chinchilla. Hors du manchon, un petit sac en daim gris à fermoir d'or pendait au bout de sa chaîne.
Je pensai:
—Quelle femme est-ce là?
Le parfum était délicat mais un peu fort. Au-dessus du col, un bout de nuque apparaissait, nuagé d'or par des cheveux follets très habilement chiffonnés au petit fer.
—Monde ou demi? Bah! partageons la différence: trois quarts. Si je la suivais?...
J'allais débiter une galanterie, quand le flot des véhicules s'écoula tout à coup. Sur la chaussée dégagée, la dame avança. Elle traversa la rue d'Anjou, suivit le boulevard. Au coin de la rue Roquépine, je me décidai à l'aborder et lui contai la première fadeur venue. Elle feignit de ne pas entendre. Mais comme je la dépassais pour la mieux voir, elle m'examina d'un coup d'œil furtif. Et il ne me parut pas que ma hardiesse l'eût irritée.
[Pg 105]En conséquence, je récidivai, exposant en style persuasif que j'avais au numéro 34 de la jolie rue Murillo un rez-de-chaussée fort goûté de mes amies: divan de vieux Chiraz, chartreuse du temps des moines, estampes japonaises, fumerie d'opium, et le parc Monceau dans les fenêtres, et deux sorties..
On continuait de faire la sourde et on allait droit devant soi, d'un pas vif de vraie Parisienne. Cela ne m'inquiétait pas outre mesure: le boulevard Malesherbes conduit au boulevard Haussmann, et le boulevard Haussmann à l'avenue de Messine ... pour aller rue Murillo, rien n'est plus direct...
Au carrefour Saint-Augustin, la dame hésita. Pour la dernière fois, je renouvelai, plus pressantes, mes offres et ma prière. Un regard rapide m'enveloppa; mais je n'eus point d'autre réponse: légère comme un moineau, la dame s'était lancée sur la chaussée du carrefour, traversant en oblique vers le boulevard Haussmann. J'eus la sensation d'être vainqueur. Et j'allais courir sur les traces de ma conquête, quand une auto frôlant le trottoir me força de demeurer un instant. Une [Pg 106]cohue de voitures débouchait à la fois des deux boulevards. Je vis un énorme tramway vert stopper bruyamment, obstruant la rue d'Astorg. En même temps un «gare de l'Est-Trocadéro» se précipita hors de la rue de la Boétie, au trot furieux de ses trois percherons[1]. Une angoisse soudaine m'étreignit: prise entre le tramway et l'omnibus, la dame se rejetait à droite, fuyant les roues éclaboussantes. Et un camion, surgi tout à coup derrière le tramway, lui barrait la route. Elle cria de peur, tournoya, affolée, glissa, tomba et le sabot d'un cheval lui brisa la poitrine.
J'avais bondi à travers la haie mouvante des véhicules et je fus le premier auprès du corps étendu. La dame gisait sans connaissance, les yeux grands ouverts, un peu d'écume rose à la bouche. Le manchon de chinchilla et le petit sac à fermoir d'or tenaient encore à la main gantée, souillée de boue...
Quelqu'un se précipita derrière moi, un homme grand et robuste quoique vieux: cheveux gris et moustache blanche. Il jura:
[Pg 107]—Tonnerre de tonnerre!
Un sergent de ville accourait aussi. L'homme qui avait juré l'interpella d'un ton bref:
—Mathieu! faites-moi dégager le camion et l'omnibus. Rondement!
—Tout de suite, monsieur le commissaire...
J'étais penché sur le visage déjà livide. Et je ne dissimulais pas mon émotion. L'homme à moustache blanche me saisit le bras:
—Monsieur, ayez du courage, je vous en conjure. Tenez, aidez-moi! Nous allons d'abord porter madame chez le pharmacien du boulevard... Je suis le commissaire de police du quartier.
Je compris qu'il me prenait pour le mari. Sans protester, je soulevai les épaules tièdes. Il prit les hanches. Alentour les voitures, refoulées par le sergent de ville, faisaient place nette.
... C'était lourd à porter, ce corps sans vie...
Le pharmacien fit la grimace: trois côtes étaient cassées, et les os rompus avaient dû déchirer le cœur même: le pouls ne battait plus. La dame était morte.
Le commissaire de police, formaliste, ôta son chapeau.
[Pg 108]—Monsieur,—me dit-il,—excusez-moi de troubler votre douleur... Mais voulez-vous me donner votre nom et votre adresse, pour le transport.
Il fallait tout de suite dissiper l'équivoque.
—Pour le transport? Mais, monsieur le commissaire, cette dame n'habite pas chez moi ... je n'ai même pas l'honneur de la connaître... J'étais là; je l'ai secourue de mon mieux, voilà tout... Au surplus, si mon nom peut vous être utile...
Il me remercia poliment et regarda le cadavre:
—La malheureuse a peut-être une carte de visite sur elle.
—Probablement dans son réticule...
Le petit sac à fermoir d'or pendait au bout de la main crispée. Il fallut un effort pour arracher la chaînette.
—Voyons,—dit le commissaire en ouvrant.
Mais il eut aussitôt un haut-le-corps, et ses yeux s'arrondirent...
Il est trôs difficile d'expliquer pudiquement ce qu'il y avait dans le petit sac... Il y avait ... voyons: d'abord, divers produits pharmaceutiques, dosés, empaquetés, étiquetés... Ensuite [Pg 109]un objet dont la place logique est au cabinet de toilette, et qui ne peut guère s'en absenter pour motif avouable... Enfin, quelques photographies, probablement tirées au magnésium, avec un jeu de cartes que la régie n'avait pas timbré. Le tout, très bien classé et rangé dans les multiples poches du réticule. Ce ne fut qu'au fond du dernier compartiment que le commissaire avisa un étui de maroquin vert d'eau, dans lequel plusieurs cartons gravés à la dernière mode nous révélèrent le nom de la dame:
Madame X...
—Madame X...!—répéta le commissaire, ahuri. Mais—alors ... c'est la femme du ministre?...
Une minute, nous nous regardâmes en silence, et nous regardâmes le sac à fermoir d'or. Mais le commissaire se ressaisit vite. C'était un vieil homme, rompu aux hasards parisiens.
—Mathieu,—dit-il au sergent de ville qui, à la porte, écartait les curieux,—courez chez le ministre des Communications... Oui, M. X... [Pg 110]50, rue de Surène ... et prévenez que madame X... est ici, victime d'un accident.
Puis, quand nous fûmes seuls:
—Madame X...—prononça-t-il gravement, était une femme de la plus haute honorabilité. Vous me comprendrez, monsieur, si je fais appel à votre discrétion absolue...
Et, délibérément, il prit le réticule, et l'empocha dans son pardessus.
Il n'y a pas bien loin du carrefour Saint-Augustin à la rue de Surène. La foule attroupée devant la pharmacie n'était pas encore dispersée que, luttant contre l'agent qui voulait la retenir, une fillette de douze ans se précipita dans la pharmacie...
—Maman!—cria-t-elle...
Un homme nu-tête, et en courant aussi, suivait. Je le reconnus: je l'avais vu maintes fois à la Chambre. Une terrible angoisse tordait sa bouche. Visiblement, il rassemblait toute son énergie pour ne pas pleurer.
La fillette était tombée à genoux devant le cadavre et sanglotait violemment. Le mari s'agenouilla aussi et se cacha le visage. Ce n'était point là un désespoir de commande. [Pg 111]Sans nul doute, la femme qui gisait à nos pieds avait été une bonne mère; une bonne épouse aussi...
Une douloureuse minute passa. M. X..., enfin, se releva, les yeux rouges. Et, d'une voix brisée:
—Comment l'a-t-on reconnue?—demanda-t-il.
—Elle tenait une carte à la main,—répondit le commissaire de police sans hésiter.
M. X... le remercia d'un signe de tête. Il avait ramassé le manchon de chinchilla, et le pressait contre sa bouche.
Tout à coup, il chercha des yeux autour de lui:
—Ma femme n'avait-elle pas sur elle un petit sac à fermoir d'or?
—Non,—dit le commissaire.—C'est moi qui ai relevé madame X..., monsieur le ministre... Et je n'ai vu aucun sac.
1906.
[1] 1906.
A Henry Daguerches.
L'aventure commença dans le cabinet de mon éditeur. Ce matin-là,—un matin de juin 1906,—j'étais allé, n'ayant rien de mieux à faire, jeter un coup d'œil sur «la recette», comme disent nos confrères, les gens de théâtre. Et, dès l'antichambre de la librairie, je compris, au salut en plongeon des garçons de salle, qu'un événement sensationnel m'avait, depuis ma dernière visite, relevé notablement dans l'échelle sociale.
L'instant d'après tout s'expliqua. Prévenu de mon arrivée, le vieux Brown descendait déjà du fauteuil directorial pour accourir à ma rencontre, [Pg 114]et, du seuil de mon sanctuaire, me clamait la grande nouvelle:
—Ça y est! Il est parti! il est parti, le centième mille de votre Grande Ennemie!
Et je crus indispensable de masquer ma réelle émotion d'un haussement d'épaules.
La Grande Ennemie était un roman, d'ailleurs sans prétention, que j'avais commis au cours de l'année précédente, et qui se vendait assez bien, quoique la critique l'eût décrété idiot dès le premier symptôme de son succès. Le vieux Brown, qui se piquait d'être, en matière de bouquins à gros tirage, prophète, voyant et sorcier, s'enorgueillissait violemment d'avoir prédit cette brillante victoire:
—Souvenez-vous-en! Je l'avais flairé de loin, ce centième mille! C'est égal! mes compliments, monsieur Jalin! Et maintenant, nous allons faire, à nous deux, de grandes choses. D'abord et tout de suite, je commence à vous préparer une édition illustrée ... et, le mois prochain, une édition de grand luxe... Vous choisirez vous-même les dessinateurs... Ensuite...
Il bavarda. Moi, je n'écoutais guère... Un [Pg 115]centième mille!... il y avait, dans ces trois mots, de quoi tourner une tête plus solide que la mienne. Un centième mille! cela signifiait tout bonnement la fortune pour commencer et la gloire pour finir. Du moins, je le croyais en ce temps-là...
Au bout du compte, nous échangeâmes, le vieux Brown et moi, l'accolade réglementaire, tels Wellington et de Blücher vainqueurs à Waterloo. Après quoi:
—J'oubliais,—me dit Brown:—il y a là une lettre pour vous que j'allais vous faire porter...
—Ah!... donnez...
—Voici...
Un quart d'heure plus tard, dans le taxi qui me ramenait chez moi, j'ouvris la missive. Et, quoique endurci aux surprises épistolaires, je me frottai le front d'ahurissement.
Car la lettre, une lettre de femme, commençait avec simplicité par ces mots:
Mon poète,
Vous dites si noblement de si nobles choses [Pg 116]que mon âme, tel un papillon printanier, couleur de neige et d'azur, est venue brûler toutes ses ailes à la flamme éblouissante de votre génie...
Avec simplicité, je vous dis!
Et ça continuait, sur le même ton, quatre pages durant.
La fin surtout valait son pesant de perles fines:
Je ne veux rien de vous: ni amour ni pitié; non! et pas même la moitié de votre gloire! Mais j'ambitionne la joie unique de baiser la sublime main qui écrivit la Grande Ennemie! Ne refusez pas l'hommage de mes lèvres! Je serai aujourd'hui, demain et après-demain, au soleil couchant, sur le cap le plus sud de l'allée des Cygnes, et j'attendrai là mon destin. J'ai vingt ans. Je suis vierge. Et l'on me nomme Amorosa.
Amorosa, oui. Elle avait signé Amorosa. Vous avez bien lu...
Ici, j'ouvre une parenthèse.
Les romanciers—j'en appelle à tous mes [Pg 117]chers confrères—reçoivent beaucoup de lettres de femmes. Moins qu'ils ne l'avouent, mais plus qu'on ne le croit. Dans la hiérarchie des messieurs vers qui les belles désœuvrées jettent leurs fantaisies, calligraphiées sur vélin mauve ou vert d'eau, les romanciers occupent très véritablement la troisième place. Seuls les clowns de cirque et les comiques de beuglant sont plus favorisés...
Toutefois les dames qui écrivent aux romanciers—sœurs jumelles des dames qui écrivent aux comiques de beuglant et aux clowns de cirque—se rangent presque toujours dans deux catégories, l'une et l'autre dépourvues d'originalité.
A savoir:
La catégorie des quêteuses d'autographes et la catégorie des chercheuses de sensations.
En sorte que celles-là esquivent prudemment tout rendez-vous et toute rencontre: «Ne vous dérangez pas, cher maître! Un simple petit billet...» et que celles-ci exigent le huis-clos et le tête-à-tête: «Où vous voir librement, secrètement, intimement?...»
Or, «le cap le plus sud de l'allée des Cygnes» [Pg 118]n'est point une chambre à coucher, ni davantage un bureau à écrire...
Si bien que la lettre de mademoiselle Amorosa, anormale certes quant à la forme, me parut l'être davantage quant au fond.
Et, l'ensemble piquant ma curiosité, je m'en fus, le jour même, et à l'heure dite, où l'on me priait d'aller.
Ce fut un rendez-vous tout ce que vous pouvez imaginer de banal.
Au rebours de son épître, à tout le moins pittoresque, mademoiselle Amorosa se révéla, des pieds à la tête et du cœur à la cervelle, rigoureusement identique à n'importe quelle modiste affligée de vague à l'âme; identique à ce point qu'aujourd'hui son image flotte fort brumeuse dans le plus vague de ma mémoire...
Je me souviens d'un assez gentil visage, aux contours un peu mous... Je me souviens d'un chapeau discret, posé sur des cheveux un peu ternes... Je me souviens d'une taille et d'une gorge quelconques, d'un front moyen, d'une main moyenne, d'un pied moyen, et d'une bouche, mon Dieu! pareille à toutes les bouches...
[Pg 119]Surtout, je me souviens d'une femme pareille à toutes les femmes: ni plus haute, ni plus basse; ni meilleure, ni pire. Une heure durant, mademoiselle Amorosa m'entretint d'abord de moi et de ce livre qui lui avait inspiré un si véhément désir de me connaître; de ce livre, me déclara-t-elle, qui lui avait fait oublier tout ce qu'elle avait lu jusqu'à ce jour; de ce livre qui avait balayé sa mémoire de tous les autres livres, jadis aimés, aujourd'hui disparus, inconnus, inexistants!... de ce livre magique qui lui avait, comme d'un coup de baguette, restitué ses premières sensations d'esprit, la recréant en quelque sorte ignorante, naïve, vierge...» Il me parut, d'ailleurs, qu'elle admirait beaucoup et comprenait moins.
Une autre heure durant, mademoiselle Amorosa m'entretint d'elle-même; de son passé, de son présent, de son avenir et de la soif qui la dévorait d'être aimée par un poète sublime et d'être habillée par un couturier très cher...
A la fin, la nuit devenant noire et la Seine s'étant toute constellée de reflets jaunes, blancs, verts et rouges, les lèvres de mademoiselle Amorosa rencontrèrent mes lèvres. Et l'instant [Pg 120]d'après, mademoiselle Amorosa, plus effarouchée peut-être que ne le comportait cet incident, s'échappa de mes bras et s'enfuit.
Un peu surpris, je courus pour la rejoindre ... car le baiser n'avait pas été sans quelque saveur. Elle fit, sous un réverbère, une halte brusque:
—Qu'avez-vous à courir derrière moi?—me demanda-t-elle d'une voix singulière.
Je m'arrêtai naturellement. Quatre pas nous séparaient. Je vis très distinctement son visage, qui me parut fort pâle, et ses yeux qui brillaient d'une flamme bizarre.
—Mais,—dis-je,—j'aimerais à vous dire adieu...
—Adieu?—fit-elle, comme ne comprenant pas.—Adieu?... pourquoi?... Qui êtes-vous?...
J'avais avancé d'un pas. Elle cria tout à coup, saisie d'une inexplicable peur, bondit en arrière, et, galopant, fut, en dix secondes, hors de vue.
Je restai sur place, tout ahuri de cette étrange fin d'une entrevue qui, jusque-là, n'avait rien eu du tout d'étrange.
Mais je m'avisai alors qu'il était tard et qu'il y a loin de Grenelle à la Madeleine. Le soin de [Pg 121]trouver un véhicule m'eut bientôt distrait.
Et la vie quotidienne me fit promptement oublier mademoiselle Amorosa.
Or, en avril de cette année, 1907, je rentrais d'une promenade aux Antilles, quand, sur un quai de Bordeaux, je rencontrai mon ami, Max Frêle, près de partir, lui, pour le Dahomey.
Max Frêle venait de publier ses Hommes sans Mémoire, ce prodigieux bouquin qui l'a rendu d'un coup, à vingt-cinq ans, illustre.
Je le félicitai de tout mon cœur. Nous bavardâmes. Il était convenablement fier de sa jeune gloire, et pourtant très mélancolique.
—Le succès?—murmurait-il—: qu'est-ce que c'est que ça? quelle valeur ça a-t-il? en quelle bonne et trébuchante monnaie de bonheur peut-on le changer? Ah! si j'avais quelque part, fût-ce au-delà de toutes les mers, une maîtresse aimée dont le cœur pût battre au bruit de ma victoire, oui, parbleu! cela vaudrait la peine d'être vainqueur! Mais moi, qui suis seul?...
Je protestai:
—Tu es seul parce que ça te chante! Au lendemain de ton triomphe combien de femmes se sont-elles jetées à ton cou?
[Pg 122]Il haussa les épaules:
—Cinquante. Et après? Je ne me souviens d'aucune...
Mais soudain, il sourit:
—Si, tout de même! je me souviens de la cinquantième! Où plutôt je me souviens de la lettre qu'elle m'avait écrite ... une lettre inouïe, qui finissait par cette phrase savoureuse: «J'ai vingt ans. Je suis vierge. Et l'on me nomme...»
Je sautai en l'air:
—«Amorosa?»
Max Frêle, étonné, me regarda:
—«Amorosa!...» oui!... Mais comment devines-tu?...
Je lui expliquai que j'avais reçu, dix mois auparavant, de la même correspondante une lettre singulièrement analogue.
—Ah bah?—fit Max Frêle.—Baroque! Au fait ... j'y songe... Tu es allé au rendez-vous de mademoiselle Amorosa?
—Oui.
—Moi aussi. Eh bien?
—Eh bien! rien; la banalité même...
—La banalité même, pareillement...
[Pg 123]—Sauf toutefois, qu'en me quittant la jeune personne, après un baiser...
—S'est enfuie, tout éperdue, comme si ton baiser l'avait brûlée?...
—Oui!...
—L'as-tu poursuivie par curiosité?
—J'ai essayé. Mais elle a paru tellement effrayée de ma poursuite...
—Que tu n'as pas insisté et que tu as fait demi-tour? Moi comme toi...
Nous nous étions arrêtés sur le quai grouillant de foule.
—Max,—dis-je,—que penses-tu de mademoiselle Amorosa?
Il hésita, puis sourit:
—Je pense ... je pense d'abord qu'elle embrasse agréablement... Ensuite...
—Ensuite...
—Peuh!... je pense qu'elle est une sorte de toquée!... Oui, une maniaque qui ne peut pas lire un roman sans écrire une lettre au romancier...
—Une lettre dont les termes varient peu...
—Dame! l'imagination humaine a des limites!...
Et nous parlâmes d'autre chose.
[Pg 124]Or, la semaine dernière, mon nouveau roman, La Guerrière masquée, apparaissait à toutes les vitrines de libraires. Et, hier, je reçus une lettre ... une lettre de mademoiselle Amorosa!... une lettre, non: la lettre! la lettre que j'avais déjà reçue quinze mois plus tôt ... la lettre qu'avait reçue Max Frêle ... la lettre ne varietur, la lettre stéréotypée... J'en comparai le nouvel exemplaire à l'ancien pieusement conservé: à La Grande Ennemie s'était substituée La Guerrière masquée, et voilà tout. Ma première sensation fut de la gaîté:
—Admirable! mademoiselle Amorosa écrit à tant de gens qu'elle oublie ses lettres au fur et à mesure!
A la réflexion, je m'étonnai, pourtant:
—Bizarre, tout de même... Oublier les lettres, bon! mais oublier les rendez-vous!... la distraction est un peu forte! Bah! qu'est-ce que cela me fait? Certes, j'irai demain à l'île des Cygnes! Il y aura quelque confusion, quand on m'apercevra, quand on me reconnaîtra...
«Demain», c'était aujourd'hui. Je suis allé à l'île des Cygnes. J'en reviens...
[Pg 125]J'en reviens... Et sur mon âme!... je ne sais plus lequel est fou ... ou halluciné ... de mademoiselle Amorosa et de moi-même!...
Il pleuvait. L'allée, gluante de boue, semblait tout près de fondre et de s'engloutir dans le fleuve visqueux. Le crépuscule était gris de fer. Un peu de brouillard flottait...
De loin, j'aperçus une femme. Une femme que je ne reconnus pas. Je n'en eus point de surprise: l'ancienne image était tellement floue dans ma mémoire! J'avançai. Et, regardant mieux, je compris que cette femme était de celles qu'on ne reconnaît pas, qu'on ne reconnaît jamais, parce que rien de leur taille ou de leur visage n'accroche un de nos souvenirs, parce qu'elles sont des pieds à la tête et du cœur à la cervelle, pareilles à toutes les autres femmes ... parce qu'elles n'ont donc, proprement à elles, ni corps, ni âme ... point de personnalité, point d'individualité ... point de «soi»...
Ces femmes-là, au fait, existent-elles?
J'avançai toujours. Et l'être qui était là—mademoiselle Amorosa—vint à moi. Je la saluai. Et je parlai le premier. Je dis:
[Pg 126]—Bonjour! Comment allez-vous depuis l'an dernier?
Elle ouvrit une bouche stupéfaite, et je lus dans ses yeux une incompréhension absolue.
—Quoi donc!—dis-je encore:—vous ne vous rappelez pas? nous nous sommes rencontrés déjà, il y a quinze mois, ma chère? Mais oui: le soir du jour où vous aviez lu ma Grande Ennemie.
Elle passa la main sur son front, elle répéta d'une voix balbutiante:
—Votre Grande Ennemie?
—Oui!... Voyons, rappelez-vous! un soir de juin ... ici ... ici même!... La nuit était toute chaude et pure... Je vous ai baisé la bouche, et vous vous êtes enfuie...
—Vous êtes fou!—cria-t-elle.
—Fou,—moi?...
—Fou!... N'approchez pas ou j'appelle au secours!... Vous êtes fou, fou, fou!... Je ne vous ai jamais vu! Je ne vous connais pas! Je ne comprends rien à vos paroles! Et je jure Dieu que personne, jamais, n'a baisé ma bouche! J'ai vingt ans et je suis vierge!...
Elle reculait. Son talon heurta un caillou.
[Pg 127]Elle répéta:
—Je suis vierge!...
Et, tournant soudain sur elle-même, elle courut vers l'escalier de pierre qui accède au pont de Grenelle. Derrière la pile du pont, elle disparut. De loin, j'entendis sa voix, qui s'étouffa dans le bruissement mat de la pluie:
—Vierge!... et je me nomme...
J'hésitai une longue minute. Un trouble voisin de la peur me clouait sur place. A la fin, je surmontai cet étrange malaise, et, à mon tour, je contournai la pile du pont.
L'escalier tendait ses marches ruisselantes. Au pied, la Seine, lente et funèbre, glissait entre deux rives de brume. Un frisson secoua mes épaules... Cette Seine-là ressemblait au Styx...
Alentour, nulle silhouette n'apparaissait, mademoiselle Amorosa évidemment, avait gravi l'escalier de pierre. Je gravis l'escalier, moi aussi.
Mais, au haut, sur le trottoir du pont, je vis un sergent de ville, debout contre le parapet.
Et je l'interrogeai:
—Une femme vient de monter par là, n'est-ce [Pg 128]pas? Est-elle allée vers Auteuil ou vers Grenelle?
Il me regarda, étonné:
—Une femme?
—Oui: une femme qui courait?...
—Il n'est monté ni femme, ni homme, monsieur... Personne du tout. J'en suis bien sûr: voilà plus d'une heure que je suis de faction, sans bouger d'ici... Dame! par des jours comme aujourd'hui, les jeunesses n'affectionnent pas l'allée des Cygnes: c'est humide, ça glisse... faudrait avoir envie de se noyer!...
1908.
A Augusto Gilbert de Voisins.
La chambre, très jolie et d'un luxe délicat, avait été parée comme pour une fête. La table à goûter était servie, et l'on avait répandu des violettes sur la petite nappe de dentelle. Des grains de myrrhe s'évaporaient dans le brûle-parfums. Et, formant abat-jour autour des quatre lampes, des guirlandes d'orchidées retombaient en cascades. Sur le lit,—un lit de reine amoureuse, bas comme un divan et plus large que long,—une soierie de Chine rayonnait, féeriquement brodée de dix mille nuances pareilles au bariolage divin des ciels de printemps. Enfin, sur la laine épaisse du tapis, un chemin [Pg 130]de roses effeuillées allait de la porte à la table et de la table au lit...
Seulement, dans ce lit, au lieu d'un couple d'amants enlacés, il y avait un agonisant dont les mains transparentes esquissaient déjà le geste funèbre de ramener les draps,—d'attirer le linceul. Au chevet, une infirmière, l'aide dans sa robe de toile bise, remplaçait la maîtresse absente.
Frédéric de Guibre, ce soir-là, achevait de mourir. Péritonite foudroyante, continuant une appendicite maladroitement opérée. Quatre jours plus tôt, la santé. A présent, l'agonie. Rien à faire, d'ailleurs. Le diagnostic était tombé tout à l'heure des lèvres du médecin. Guibre, brave, avait exigé la vérité. On la lui avait dite: quatre heures encore à vivre, pas une de plus.
—Ça me donne jusqu'à huit heures à peu près?
—Oui.
—Bien. Merci.
Et il s'était tu.
Sur sa face déjà figée, rien ne transparaissait; ni angoisse, ni souffrance. Stoïque, il songeait.
[Pg 131]Il allait donc mourir,—mourir ce jourd'hui, 21 janvier 1909,—un mercredi...
Un mercredi. Or, chaque mercredi, depuis plus de quatre années, une femme était venue, sans y manquer jamais, dans cette même chambre, où lui, Frédéric de Guibre, allait mourir. Une femme qui, pour lui, avait été la femme unique, adorée, vénérée, idolâtrée, maîtresse, sœur, amie, fée, déesse, tout,—tout ensemble. Une femme vers laquelle, consciemment ou inconsciemment, il avait dirigé chacun de ses actes, chacune de ses pensées, chacun de ses rêves. Une femme à laquelle il avait tout sacrifié, tout donné, tout prodigué avec joie, avec ivresse, avec folie...
Chaque mercredi, elle était venue. Elle viendrait encore ce mercredi-ci, le dernier. Elle viendrait tout à l'heure. Il la reverrait. C'était pour elle, le goûter servi, les roses effeuillées, la chambre parée;—pour elle. Il la reverrait. Il mourrait dans ses bras. Sur les lèvres déjà exsangues, un sourire naquit, dura... Goûter une fois encore la douceur de l'étreinte, goûter une fois encore le miel du baiser,—en vérité, [Pg 132]en vérité, la mort auprès de ce bonheur surhumain, n'était pas grand chose.
Au mur, le cartel sonnait cinq heures. Le mourant songea: «Elle ne tardera plus beaucoup...»
Elle ne tarda plus que de quarante minutes.
A vrai dire, elle ne savait pas qu'il fût mourant. Elle ne savait même pas qu'il fût malade. Sur le seuil, elle s'arrêta, stupéfaite et angoissée:
—Oh! Fred!... vous êtes souffrant?
Il la regarda, sans amertume, ni mélancolie:
—Oui... Cela ne fait rien...
Elle avança. Elle vint jusqu'au lit, surmontant une imperceptible répugnance. Elle baisa très gentiment la tempe brûlante et sèche:
—Mon pauvre ami, dites, ce n'est pas grave, au moins?
—Non...
L'infirmière discrète s'était retirée. Ils étaient seuls. Il répéta:
—Non ... ce n'est pas grave... Vous êtes là!...
Il exigea qu'elle fit comme elle faisait toujours selon le rite joli de leurs tendresses; qu'elle [Pg 133]dépinglât sa toque et dégrafât sa veste de fourrure, qu'elle se dégantât, qu'elle s'assît, qu'elle goûtât. Il la regardait avidement, il la buvait par ses prunelles larges dilatées, comme afin d'emporter jusque dans le cercueil l'image chérie, photographiée, gravée, burinée au fond de sa rétine...
Elle, à demi rassurée par cette énergie qu'il déployait encore, souriait et obéissait. Et peu à peu, la chambre quasi mortuaire s'emplissait de grâce, de parfum, et presque de gaieté...
Mais, quand elle eut achevé sa dînette et qu'elle revint s'asseoir tout près du lit, prête à bavarder, il l'écarta tout à coup parce qu'il sentait la mort plus proche:
—Attendez...
Elle s'était arrêtée, surprise. Il parla, d'une voix déjà moins nette et qui commençait de ressembler à un râle:
—Mon amour, d'abord ... il faut ... que vous ouvriez ce meuble ... oui, celui-là ... tout de suite... Prenez la clé, sous l'oreiller... Tout de suite, parce que, tout à l'heure, il ne sera ... peut-être ... plus temps...
Une terreur brusque germa en elle. Elle [Pg 134]pressentit sans oser comprendre encore. Il acheva, péniblement:
—Vos lettres ... sont là ... toutes. Il faut ... oui, il faut ... que vous les preniez ... que vous les emportiez ... ce soir même... Ou plutôt ... mieux: que vous les brûliez ... ici, maintenant ... dans la cheminée... Il le faut, mon amour ... pour que je puisse ensuite ... dormir ... en paix...
Elle cessa de respirer. Elle fit deux pas en arrière et s'adossa au mur, effarée:
—Oh Fred! que dites-vous?
Calme il inclina la tête:
—Je dis ... oui ... je dis ce que vous avez entendu... Mon amour, cela ne fait rien ... rien du tout... Et il ne faut pas, il ne faut pas que vous ayez du chagrin...
Elle poussa un cri et cacha sa figure dans ses mains. Ce n'était pas du chagrin qu'elle avait, c'était de la peur, c'était de l'effroi; un effroi sans nom. Elle aimait son amant, certes! Elle l'aimait très affectueusement, comme les femmes aiment leurs amants après quatre années d'habitudes fidèles... Et tout à l'heure, quand un peu de sang-froid lui serait revenu, elle aurait sans [Pg 135]nul doute une vraie peine, à songer qu'il allait mourir ... qu'il allait la quitter, la quitter pour toujours. Une vraie peine, oui! Mais une peine qui, pour le moment, se noyait sous l'épouvante atroce de la Mort. Dans ce lit où tant de fois elle-même s'était couchée, souple, chaude, amoureuse, un cadavre tout à l'heure serait étendu, un cadavre glacé, raide, sinistre... Debout, à quatre pas du lit, elle demeurait immobile et n'osait découvrir son visage. Et quand le mourant, de sa voix encore ferme, répéta: «Prenez la clé...» ce fut les yeux fermés qu'elle approcha du lit et qu'elle tâtonna sous l'oreiller d'une main grelottante...
Elle avait trouvé la clé. Elle alla vers le meuble, un petit bahut chinois, mystérieux et noir. Elle ouvrit la porte d'ébène. Et, stupéfaite, elle resta muette, une main sur le battant repoussé...
Le bahut était proprement une chapelle, un sanctuaire tendu de soie, tapissé de velours et religieusement éclairé d'une veilleuse rouge pareille à une lampe liturgique. Des bâtons de parfum brûlaient dans une cassolette d'or, et les minces spirales odorantes montaient comme [Pg 136]des prières vers une sorte d'autel dont trois longues boîtes de maroquin formaient le tabernacle. Une miniature était au-dessus, sertie d'un splendide rang de perles, l'icone de la déesse, de la déesse vivante qui venait d'ouvrir son propre tabernacle et qui demeurait au seuil, interdite, et tellement étonnée qu'elle en oubliait sa première terreur...
Mais la voix du mourant, déjà moins distincte, insista:
—Les boîtes ... les trois boîtes...
Du battant de la porte, la main tremblante se détacha. Et l'une après l'autre, les trois boîtes sortirent du meuble-sanctuaire...
C'étaient trois coffrets somptueux, trois écrins de cuir ciselé, pareils à des reliures de missels. L'intérieur en était doublé de sachets embaumés; et c'était entre ces sachets que reposaient les lettres d'amour, comme reposent les reliques des saints au fond des reliquaires, ou dans le ciboire, l'hostie...
La voix, maintenant sourde et sifflante, ordonna:
—Brûlez!...
Mais, immobile et silencieuse, la femme tant [Pg 137]vénérée, tant adorée, tant idolâtrée, n'obéit pas tout de suite.
Elle regardait les lettres et les coffrets précieux, et l'étrange chapelle magnifique et mystérieuse... Elle respirait le parfum grave qui s'exhalait de tout cela... Et elle mesurait, tout d'un coup, et pour la première fois, l'immense amour dont son amant l'avait aimée...
Machinalement, elle prit une des lettres, au hasard. Qu'avait-elle donc jamais écrit là-dessus, qui valût un tel amour? qu'avait-elle donc mêlé de son âme à ces pages, pour les rendre dignes de ce tribut religieux qu'on leur servait?
Elle lut:
Mon ami, ne m'attendez pas demain. Je viendrai, comme d'habitude, mercredi. Mais plus souvent, combien de fois vous ai-je dit que c'est impossible? Demain, j'ai mille choses à bâcler, deux essayages, un thé, des visites... Non. Soyez aussi raisonnable que moi et baisez mes mains, que je vous tends...
Elle lut encore:
Mon ami, je vous en prie, soyez prudent, plus prudent que vous n'êtes. Ne m'écrivez pas [Pg 138]de semblables folies. N'avez-vous pas assez d'un jour par semaine pour me les dire? Songez aux ennuis sans fin que me vaudrait une lettre décachetée...
Et encore:
Vos fleurs sont les plus jolies que j'ai jamais reçues; on les dirait choisies une à une... Je veux vous récompenser, venez ce soir à l'Opéra, nous serons toute une bande très joyeuse, on soupera n'importe où ... et je vous promets une robe très belle que vous ne connaissez pas encore...
Des yeux, brusquement embués, deux larmes jaillirent.
Quoi? c'était cela? ce n'était que cela?
Et, soudain une grande honte amère submergea le cœur douloureux, déchiré, désespéré. Elle comprenait, maintenant, elle sentait, elle voyait. On l'avait aimée, comme les dévots n'aiment pas leur madone; et, elle, n'avait pas, n'avait jamais aimé. A cette passion merveilleuse dont on l'avait enveloppée toute, elle avait répondu d'une affection banale, à peine colorée d'une teinte de tendresse et d'un soupçon de sensualité. Et cet amant, qui lui avait [Pg 139]tant donné et à qui elle avait rendu si peu, voici qu'il allait aujourd'hui mourir, mourir sans qu'elle eût devant elle un seul jour pour lui payer, n'importe comment, cette prodigieuse dette d'amour, pour lui rendre, fût-ce en une seule étreinte, ardeur pour ardeur, délire pour délire, folie pour folie?...
Un sursaut de désespoir la jeta à genoux contre le lit. Et, sur la main, déjà froide, elle colla éperdument sa bouche.
Elle allait parler, tout dire, vider son âme, crier son repentir et son remords. Mais, dans le même instant, le cartel, au mur, sonna sept coups. Et ce fut l'amant qui parla:
—Il est l'heure... Vous êtes venue ... merci! A présent, il est l'heure ... partez. Adieu!...
Elle releva la tête. Elle le regarda, ayant entendu, ne comprenant pas. Il répéta:
—Partez!... Il est l'heure: sept heures... Il faut rentrer chez vous...
Mais elle sanglota, et, violemment, rejeta ses lèvres sur la main moribonde, qui luttait pour les repousser:
—Partir?... Partir, à présent?...
[Pg 140]Et elle cria, presque farouche:
—Partir à présent que je sais combien tu m'as aimée, combien tu m'aimes?... Partir, et te laisser seul, te laisser mourir seul, moi qui ne t'aimais pas et qui t'aime maintenant, et qui ai tout ton amour à te rendre, à te payer, dans ces suprêmes minutes qui nous restent? Partir, avant de t'avoir à mon tour adoré, avant d'avoir à mon tour jeté mon cœur sous tes pieds, pour que tu l'écrases? Non, non, non, non!... Jamais!
Mais, alors, lui se redressa, d'un effort terrible:
—Partir!—dit-il, d'une voix ranimée par un miracle d'énergie.—Partir, oui! Il est sept heures; et, déjà, on t'attend dans ta maison, et il ne faut pas qu'on t'attende: il ne faut pas qu'on s'étonne ni qu'on s'inquiète; car demain la vie doit recommencer pour toi, égale et sereine, sans que rien jamais ne subsiste de ce qui fut notre vie à nous deux, sans qu'aucun vestige n'en apparaisse aux yeux du monde et sans que ta robe blanche puisse être effleurée d'un soupçon!... Partir, oui! Tu vas partir, rentrer chez toi, retrouver ton mari, ton enfant, sourire à [Pg 141]tous deux et m'oublier. Ne dis pas non, car je le veux. Et si tu as compris ce soir ce que tu n'avais pas compris encore, si tu veux me payer cette dette dont tu ne t'étais pas encore aperçue, eh bien, paie! C'est moi qui choisis, qui exige cette monnaie: ton obéissance! Obéis donc: va-t'en! Je puis mourir seul. Je le veux. Et ne pleure plus: ton fils verrait tes yeux rouges. Et n'aie plus de chagrin: car, ma part de joie, tu me la donnes ... tu vas me la donner ... en obéissant...
Elle obéit. Elle s'en alla;
Et Frédéric de Guibre mourut seul, une demi-heure plus tard.
1909.
A Gérard d'Houville.
I
Quand la petite Nectar eut dix ans, et qu'elle sut les choses qu'on enseigne à l'école arménienne de Kadi-Keuy, ses parents la prêtèrent à Perrouz-hanoun, la grande artiste du théâtre turc, pour qu'elle apprît à danser.
Et la petite Nectar, après un apprentissage fatigant et sévère, devint Nectar-hanoun, danseuse, chanteuse et comédienne, trois métiers qui n'en font qu'un, en Orient.
Son père avait dit: «C'est un bon métier pour elle, parce qu'elle est jolie et souple. [Pg 144]Alors, elle gagnera beaucoup d'argent, non seulement au théâtre, mais encore dans les harems, où les dames turques la feront venir comme maîtresse de chant, et aussi pour se débaucher avec elle.»
Et sa mère avait ajouté: «Sans compter qu'au théâtre elle sera vue les jours de représentations par beaucoup de Turcs et de Chrétiens riches, qui lui donneront encore davantage d'argent pour coucher une nuit avec elle.»
Le père et la mère de la petite Nectar étaient Arméniens. C'est pourquoi tous deux, et leur fille aussi, prisaient l'argent par-dessus toutes choses; car tel est l'esprit de leur race.
II
Le père et la mère de la petite Nectar habitaient à Kadi-Keuy une maison de bois pareille à toutes les maisons des Arméniens du peuple. Ils étaient pauvres, mais pourtant vivaient sans beaucoup travailler, parce que, si peu [Pg 145]d'argent qu'ils eussent, ils le prêtaient aux Turcs, qui n'entendent rien à l'usure, et leur gagnaient de gros intérêts.
La petite Nectar avait une sœur et un frère. La sœur était grande, et elle avait déjà un bébé, mais elle ne savait pas de qui. Le frère, plus jeune, courait les rues, et gagnait des métalliks à guider les touristes dans le grand cimetière de Skutari d'Asie.
Tous ensemble vivaient très unis et heureux, quoiqu'ils eussent peur des Turcs, qui parfois deviennent fanatiques et font des massacres, quand ils n'ont plus du tout d'argent pour payer leurs intérêts aux pauvres prêteurs arméniens.
III
Tout le temps de son apprentissage, et même plus tard, quand elle dansa et chanta au théâtre, et fut enfin, comme Perrouz-hanoun, une artiste et une étoile, Nectar-hanoun ne manqua jamais de s'asseoir, toutes les fois que [Pg 146]ce fut possible, à la table de famille, non plus que de rapporter honnêtement à la maison tout l'argent qu'elle gagnait de diverses manières.
Car elle était une jeune fille irréprochable selon sa race, et le Dieu des Arméniens se réjouissait d'elle. Tout ce que ses parents avaient souhaité qu'elle fût, elle le devenait.
IV
Perrouz-hanoun avait vite pris en amitié son élève.
Perrouz-hanoun avait quarante ans. C'était une Arménienne très grasse et qui avait été très belle. Elle avait encore un charme réel et prenant, et le public était enthousiaste d'elle. En Turquie, comme aux pays franks, les artistes sont mieux goûtées quand elles sont déjà mûres. Leur grâce et leur talent, presque entamés par la vieillesse, apparaissent plus fragiles, plus touchants et plus précieux.
Nectar-hanoun, toute jeune et trop mince, [Pg 147]mais docile et appliquée, commençait à gagner le suffrage des connaisseurs. Perrouz-hanoun était fière de son élève; en outre, elle la trouvait jolie, et lui enseignait avec beaucoup de plaisir les caresses que préfèrent les dames de harem. Ces leçons sensuelles, souvent prolongées et répétées, préludaient entre les deux amies à de longues causeries et à de longues confidences; car toutes deux étaient de la même race et d'une éducation pareille, tellement que les pensées de leurs deux têtes se ressemblaient et s'échangeaient aisément avec une joie réciproque.
V
Le théâtre d'Hassan-effendi, où jouaient Perrouz-hanoun et Nectar-hanoun, était une belle baraque ronde en planches vernies avec un rang de loges grillées pour les dames turques. Sur la scène, on jouait des comédies très amusantes, et on dansait en intermèdes. [Pg 148]Les danseuses s'agitaient mollement, deux à deux ou l'une après l'autre, et pimentaient la saveur de leurs attitudes par des paroles lascives chantées sur des airs sauvages ou plaintifs.
VI
Nectar-hanoun fut d'abord admirée pour sa beauté évidente, avant de l'être pour son talent qui croissait.
Les spectateurs l'applaudissaient tous, chacun suivant la manière de sa race.
Les Turcs riaient fort et battaient des mains. Les Grecs attachaient ensemble deux colombes, et les jetaient liées sur la scène. Les Franks, quand il y en avait, se levaient et criaient «bravo», et lançaient les fleurs de leurs boutonnières.
Souvent, après la représentation, les plus enthousiastes, musulmans ou chrétiens, attendaient à la petite porte. Mais, instruite par [Pg 149]Perrouz-hanoun, et très prudente, Nectar-hanoun n'écoutait rien et se hâtait vers son araba ou son caïque.
Et c'était alors que son petit frère, habitué à ces choses, allait tirer par leur manche les admirateurs, et débattait comme il convient les marchés.
VII
Cela se passait différemment pour les dames qui, du fond de leur loge grillée, avaient trouvé Nectar-hanoun à leur goût.
Les dames turques envoyaient sans mystère une servante frapper à la maison arménienne de Kadi-Keuy. Et la servante présentait officiellement à Nectar-hanoun les salaam des dames du harem, et la conviait à venir, demain ou après-demain, à telle heure, dans leur haremlick, pour une leçon de danse.
Les haremlick de Turquie sont grillés soigneusement par de petites lattes de bois croisées [Pg 150]en diagonales. Ni vous ni moi ne saurons jamais ce qui s'y passe.
VIII
Et, peu à peu, Nectar-hanoun devint célèbre, quoiqu'elle n'eût encore que dix-neuf ans. Sans quitter le théâtre d'Hassan-effendi, dont elle était maintenant la seconde étoile, ne le cédant plus qu'à sa maîtresse chérie Perrouz-hanoun, elle dansa et chanta sur d'autres scènes, pour gagner plus d'argent, en excitant la jalousie des directeurs de troupes.
IX
Or, un soir, elle dansait à Péra, dans un théâtre de Franks et de Giaours. Là, les choses ne se passaient pas comme à Skutari ou à [Pg 151]Stamboul. Et ce fut, pendant un entr'acte, la vieille femme qui ouvre la porte des loges qui s'en vint l'avertir qu'un spectateur désirait l'aimer.
—Est-ce un Turc? est-il très vieux? Combien donnera-t-il?—demanda-t-elle d'abord prudemment.
—Il n'est pas vieux. C'est un Frank de France. Il donnera ce que tu veux.
Nectar-hanoun songea que les Franks valent mieux que les Turcs, car leurs femmes sont moins jalouses, et le danger est plus petit.
—Il parle turc, tu sais!—insistait la vieille, qui voulait gagner son backchich:—il parle turc très bien.
—Oh!—dit Nectar-hanoun,—cela m'est égal qu'il parle turc: avec les étrangers, même quand on se comprend, on n'a jamais rien à se dire... Mais qu'est-ce que cela fait! je veux bien coucher avec lui...»
Nectar-hanoun donna rendez-vous à l'étranger dans la maison turque de la rue Abdullah. C'est une maison très mystérieuse, que les pachas choisissent pour leurs intrigues tout à fait secrètes. Elle a deux portes qui donnent sur deux carrefours obscurs. Et n'importe qui peut passer par là sans être remarqué, parce que c'est le chemin le plus court entre la rue Sira-Selvi et la rue de Péra, deux rues très élégantes de Constantinople.
Nectar-hanoun n'avait pas besoin de tant de précautions pour recevoir l'étranger. Mais Perrouz-hanoun lui avait enseigné que les amants aiment par-dessus tout le mystère, même inutile. En outre, elle était de sa race, la plus craintive et la plus rusée du monde! Allah a fait le lièvre, le serpent et l'Arménien.
[Pg 153]XI
Dans leur chambre tapissée de nattes et meublée de tapis en divans, Nectar-hanoun et l'étranger essayèrent d'abord de converser, avant l'amour.
L'étranger parlait vraiment très bien turc.
—Quand vous dansiez,—dit-il avec courtoisie,—j'ai cru voir un papillon et une sauterelle.
Et il dit beaucoup de choses aimables, à quoi Nectar-hanoun répondait par d'autres compliments. Mais il voulut ensuite lui expliquer pourquoi il la trouvait belle et artiste, et elle ne comprit pas du tout ses raisons: il l'admirait tout à fait à tort à travers, louant ce qui était le moins bien, négligeant ce qui était le mieux. D'ailleurs, elle ne s'étonnait pas, sachant bien que les étrangers sont toujours ainsi. Et, poliment, elle continuait de le remercier avec des révérences turques, la main au sein, puis à la bouche, puis au front.
[Pg 154]XII
... Ils s'étaient enlacés sur le divan, et ils avaient joui l'un de l'autre. Dans le plaisir, elle avait crié: «Aman! aman! aman!» comme crient toutes les femmes d'Anatolie. Et lui avait crié aussi, mais des mots inconnus, d'une langue incompréhensible.
XIII
Ensuite ils se reposèrent. Il la pria de rester nue et de prendre devant lui l'attitude cambrée d'une de ses danses. Elle voulut bien, quoique ne comprenant pas sa fantaisie.
—Pourquoi maintenant?—songeait-elle:—il n'a pas besoin de s'exciter, puisque c'est fini? Et d'ailleurs il n'est pas vieux.
[Pg 155]XIV
Soudain l'étranger pleura.
—0 petite fille,—disait-il dans ses larmes,—il n'y a plus un seul voile entre ton corps et le mien, et, tout à l'heure, nous n'étions qu'un même être enivré par une même caresse. Pourtant nos âmes sont encore, seront toujours deux inconnues, effroyablement lointaines l'une de l'autre et qui jamais ne se comprendront. Il n'y a rien de commun entre toi et moi, et c'est la chose la plus triste de toutes les choses.
«Parce que nos mères nous ont enfantés des deux côtés de l'Océan, parce qu'on nous a endormis dans nos berceaux avec des chansons différentes, parce qu'on nous a inventé des dieux qui ne se ressemblent pas, voilà qu'une grande muraille est entre nous, plus haute, plus farouche, plus infranchissable cent fois que toutes celles de Chine.
[Pg 156]XV
Nectar-hanoun écouta très attentivement.
Mais elle ne comprit guère que ceci: l'étranger avait du chagrin. Alors, pour le consoler, elle le reprit dans ses bras souples.
XVI
Des jours passèrent, Nectar-hanoun dansait chaque soir dans divers théâtres. Plusieurs fois l'étranger lui demanda de revenir dans la maison turque de la rue Abdullah. Elle revint très volontiers, n'ayant pas de répugnance pour lui. D'ailleurs, il payait cher.
Mais, maintenant, ils n'échangeaient que de courtes phrases polies. Et ils s'aimaient en silence. Ou bien encore, quand il l'en priait, [Pg 157]elle demeurait nue devant lui, dans sa belle attitude cambrée. Et il la regardait avec mélancolie.
XVII
Un jour, l'étranger lui envoya la vieille femme qui ouvre les loges:
—Hanoun-effendi, ton ami frank voudrait te faire danser et chanter, en costume, devant des seigneurs de son pays, qui sont venus lui rendre visite à Stamboul.
Nectar-hanoun dansait souvent dans les harems, devant les dames turques. Mais danser devant des Franks, c'était une chose nouvelle. Elle s'inquiéta: Allah a fait le lièvre...
Mais, précisément, les dernières pluies avaient beaucoup abîmé la maison de bois de Kadi-Keuy, et les parents de Nectar-hanoun pleuraient misère. Nectar-hanoun calcula qu'un peu d'argent serait bien utile. Elle fit son prix et réclama un paiement d'avance. Le père de [Pg 158]Nectar-hanoun fit le lendemain repeindre sa vieille maison, avec de belle peinture rouge et jaune.
XVIII
A l'heure convenue, Nectar-hanoun, dans son plus beau costume de tchinn ghane, entra dans la salle où les seigneurs franks attendaient.
Ils étaient huit ou dix. Ils avaient des dames avec eux. Des dames franques, naturellement: dévoilées; très jolies.
L'une regarda Nectar-hanoun avec d'étranges yeux noirs calmes. Et Nectar-hanoun se sentit soudain percée par ces yeux-là, comme par des épées.
Elle frissonna. Tout de même elle surmonta son trouble, fit correctement ses révérences. Puis, à la mode des harems, elle vint tendre sa main aux dames dévoilées. Mais le cœur lui faillit en touchant celle dont les yeux la blessaient de plus en plus, la blessaient jusqu'à [Pg 159]l'âme... Et elle eut un grand étonnement bizarre, à sentir que la main qu'on lui donnait était douce, brûlante et vivante, à sa propre main pareille...
XIX
Nectar-hanoun dansa.
De tout son talent, de toute sa grâce. A l'étrangère, elle voulait, sans savoir pourquoi, prodiguer sa beauté et son art.
Elle dansa des pas jolis et sauvages. Ces pas-là, Perrouz-hanoun les lui avait appris patiemment et minutieusement, et chaque détail en était réglé et immuable. Mais c'était tellement différent de tout ce que l'on voit aux pays des Franks que cela paraissait improvisé.
Elle s'élançait, impétueuse et aérienne,—et tout d'un coup, cassait son élan, pour s'épanouir en une pause voluptueuse;—l'instant d'après elle repartait.—Elle tournoyait comme éperdue,—et se figeait les poings aux hanches;—et [Pg 160]ces hanches lascives achevaient le rythme interrompu.—Immobile ensuite, et comme gaînée de marbre des pieds à la taille, son buste seul ondulait et se gonflait,—puis ses seins,—puis son cou,—puis sa tête malicieuse.—Et, brusquement rendue au mouvement, redevenue chair et vie, elle bondissait toute.
Elle chantait en dansant. Elle chantait des chansons très sensuelles et énervantes. Elle chantait d'une voix douce et rauque, pareille à la voix des femmes en amour. Et, dans ce chant-là, il y avait des baisers, des étreintes, des spasmes. Mais ce n'était pas inconvenant du tout, à cause de la volupté qui emplissait chaque son, une volupté grave, âpre, religieuse...
XX
Nectar-hanoun dansa très longtemps. Devant l'étrangère, elle aurait souhaité danser toute la nuit, danser toute la vie.
A la fin, elle se souvint du plaisir que préférait [Pg 161]son ami frank, dans leurs rendez-vous d'amour. Alors, d'instinct, sans réfléchir, elle fit face à l'étrangère, et s'offrit, toute, dans sa belle attitude cambrée.
XXI
Elle avait très chaud. De petites perles suintaient de ses tempes.
Les seigneurs franks la complimentèrent beaucoup, avec des phrases extrêmement polies.
L'étrangère, à son tour, parla en souriant, dans son langage inconnu.
—Que dit-elle?—demandait Nectar-hanoun, anxieuse.
L'ami frank traduisit:
—Elle dit que Nectar-hanoun est très habile et bien jolie ... qu'elle lui plaît beaucoup...
—Mais... pourquoi?... Elle ne dit pas pourquoi?
L'étranger, doucement, hocha la tête:
—Petite fille, petite fille, il y a une grande muraille...
[Pg 162]XXII
Quand ils s'en allèrent, son ami frank lui demanda si elle voulait, ce soir?
—Non,—dit-elle.—Demain seulement, voulez-vous?
Et elle se hâta vers son araba. Et elle s'en fut très vite sangloter d'une étrange douleur entre les bras de Perrouz-hanoun, qui la berça et la consola, avec des tendresses arméniennes.
Stamboul, 1904[1].
[1] L'auteur, depuis seize ans, n'a pas changé d'avis sur la mentalité arménienne.
«Cette demi-minute là, c'est moi,—je, soussigné, Henry Précy, lieutenant de vaisseau, commandant le «scout» de la République Néreïde,—qui en ai compté, une après une, les trente mortelles secondes. Et je vous fiche mon billet que, pour trente ans supplémentaires à vivre, je ne voudrais pas recompter trente autres secondes du goût de celles-ci.
C'est la première fois que je conte cette histoire. Elle est vieille déjà de douze ou treize ans pour le moins. Mais vous comprendrez tout à l'heure pourquoi j'ai préféré me taire là-dessus jusqu'à ce jour et pourquoi je parle aujourd'hui.
Il y a donc douze ou treize ans de cela. J'étais alors un petit enseigne, plus gentil que [Pg 164]vous n'imagineriez d'après l'actuelle couleur de mon vieux cuir. Et les femmes me regardaient parfois quand je passais...
Une, un jour, me regarda de plus près que les autres. Et cela ne me déplut pas du tout. Figurez-vous la plus délicate créature, longue, souple, blanche, avec des mains de Sainte-Vierge et des cheveux de petit Jésus. L'ensemble m'aurait imposé un respect définitif si deux yeux de braise bleue et deux lèvres de sang rouge ne m'eussent rendu quelque audace, en évoquant pour mon imagination diverses imaginations d'assez précise sensualité. Bref, madame de ... mettons madame de Trémières ... devint ma maîtresse. Et je pus alors constater que ses yeux ni ses lèvres ne mentaient à leurs promesses. J'ai voyagé plus qu'on ne voyage normalement. J'ai connu, un peu partout, force maîtresses de bien des races réputées ardentes. Mais nulle part il ne me souvient d'avoir éprouvé plus de voluptueuse fougue qu'en cette Parisienne dont ma prime jeunesse fut vraiment ensoleillée. Non! nulle part, ni chez les Andalouses, sœurs de Concha Pérez, ni chez les Siciliennes, dont les veines charrient la lave de [Pg 165]leur volcan, ni, plus-loin, chez les Cubaines, les Péruviennes, les Malaises, les Maories... Non: nulle part, exactement. Ce qui prouve, pour citer Shakespeare, qu'il y a plus de choses entre la Madeleine et le bois de Boulogne que l'imagination des hommes n'en saurait concevoir.
Telle quelle, ma maîtresse me plaisait fort. Elle était mon aînée de quelques printemps; mais du diable si je m'en serais jamais douté, n'eût été l'existence d'une fillette de quatorze ans, dont madame de Trémières était la mère très légitime. Toutes deux d'ailleurs se ressemblaient de près, et surtout quant aux yeux et quant à la bouche. Qui dit fille de quatorze ans suppose bien mère de trente-trois ou de trente-quatre ans. Tout de même quand celle-ci et celle-là vous regardaient en face et se prenaient à vous sourire, vous eussiez sans barguigner donné vingt ans à l'une et vingt-cinq ans à l'autre, tellement ces diables d'yeux et ces diablesses débouchés vous les rapprochaient l'une de l'autre, pour en faire deux véritables sœurs sensuelles presque également prêtes à l'amour!...
Tout cela, je me le dis aujourd'hui, après [Pg 166]treize ans passés. Mais alors, oh! soyez tranquille! je n'y songeais pas plus qu'à la création des mondes. Et cette histoire n'est pas un fait divers de neuvième chambre. J'étais, je vous le répète, un petit enseigne de vaisseau tout à fait normal, sain de corps et d'esprit, vertueux même. Et j'étais pleinement heureux d'étreindre, sans arrière-pensée d'aucune sorte, le corps toujours svelte et jeune de ma maîtresse. Quant à la fillette, je ne m'en inquiétais que pour garer prudemment mes faits et gestes de ses yeux. Car, plusieurs fois, le problème s'était posé pour moi: qu'avait-elle aperçu, cette enfant, si proche de devenir femme, qu'avait-elle aperçu de ma liaison avec sa mère? Rien, j'en aurais juré. Mais comment convenait-il de déjouer des curiosités inévitables, vigilantes peut-être? Souvent, je considérais la petite alors qu'elle se jetait impétueusement dans les bras de sa mère, pour des baisers qui n'en finissaient plus. Entre elles, c'était mieux que de la tendresse: c'était, d'une part, une adoration quasi folle, et de l'autre, un culte tout à fait fétichiste. Et je songeais alors, avec quelque malaise, au cataclysme qu'eût été, dans ce [Pg 167]cœur de petite fille déjà très grande, la révélation de ce que je vous ai dit. Cataclysme, oui!—car, une maman, c'est une idole; une idole sacrée, intangible, qu'on met dans un temple d'or pur, sur un piédestal très haut, très haut. Et, de ce piédestal-là, l'idole ne peut descendre qu'en tombant, pour se briser comme verre...
Or, la susdite fillette se nommait Isabelle; un certain 22 février, ce fut donc, pour la quinzième fois depuis sa naissance, sa fête.
Je m'en souviens comme d'hier, et pour cause. Cette année-là, madame de Trémières hivernait avec sa fille sur la côte d'Argent, dans l'un des «palaces» de Biarritz. Moi, j'étais venu passer une permission dans ma petite villa d'Hendaye. Et nous voisinions.
En l'honneur de la sainte Isabelle, j'eus l'honneur d'arranger pour nous trois un petit dîner gentil au cabaret. La gosse, ravie de ce qu'elle considérait comme une entrée officielle dans le monde fêtard, se grisa aux trois-quarts de tapage, de lumière électrique, de musique tzigane et de champagne doux. Sa mère et moi, grisés à notre tour par la contagion de cette gaieté étourdissante, perdîmes un peu le [Pg 168]sentiment du lieu, du temps et des prudences indispensables. Bref, quand il fut l'heure de rentrer chacun chez soi, je remis, comme il se devait, l'une et l'autre de mes convives au seuil de leurs chambres. Mais, au lieu de m'en retourner ensuite sagement vers ma voiture, j'attendis un quart d'heure dans un salon du palace et je revins ensuite gratter hardiment à la porte de ma maîtresse; laquelle porte me fut ouverte sans débat...
Ce qui s'ensuivit n'intéresserait que les jeunes filles. Quelque pressante que soit leur juste curiosité, j'abrégerai donc ce récit par égard pour tous mes autres lecteurs. Qu'on sache seulement qu'un peu plus tard madame de Trémières et moi avions fort chaud et que la chambre, théâtre de nos ébats, présentait un assez beau désordre. Un moment vint où ma maîtresse, debout devant la glace de pied, et toute nue, s'avisa de retoucher sa bouche au crayon rouge, cependant que moi-même, assis auprès, je commençais de fumer me cigarette. Or, ce moment-là fut tout justement celui que choisit le destin pour frapper, d'un doigt de petite fille, trois coups à notre porte—non verrouillée!—et [Pg 169]pour murmurer dans le trou de la serrure, d'une douce voix fluette: «Maman, je suis un peu malade... Est-ce que je peux entrer?... je voudrais ton crayon...»
C'est alors que commença la première des trente secondes dont il était question au début de ce récit.
Debout tous deux, face à face, et gris comme cendre, madame de Trémières et moi nous nous regardions, paralysés de terreur. La porte épouvantable ne s'ouvrait pas, pas encore. Mais combien de battements de nos deux cœurs, avant qu'elle eût tourné sur ses gonds? Notre silence même ne pouvait manquer de déchaîner plus promptement la catastrophe: inquiète de n'avoir point de réponse, l'enfant, infailliblement, allait passer outre, et entrer...
Enfin, madame de Trémières trouva, dans l'excès même de son horreur, la force miraculeuse d'une décision. Elle remua, elle put remuer; elle parla, elle put articuler: «Est-ce toi, Bella? Attend,, mon chéri, je vais t'ouvrir...» Et elle marcha vers la porte d'un pas presque ferme, tout en me désignant, désespérément, les grands rideaux de la fenêtre-baie.
[Pg 170]Mes vêtements gisaient à terre. En passant, madame de Trémières réussit à les pousser, du pied, jusque sous le lit, tous. Moi, j'étais déjà blotti dans l'étoffe qu'encerclait heureusement une grosse embrasse solide. De là, j'entendis le bruissement léger du peignoir, vite rejeté sur les épaules maintenant pudiques...
Et la porte s'ouvrit, et la fillette entra.
Alors, une après une, les trente secondes mortelles se traînèrent.
La petite était venue chercher un crayon à migraine. Mais, le crayon trouvé, elle ne s'en alla pas tout de suite. Un siècle durant, j'entendis son pas léger errer çà et là par la chambre. Deux fois, elle frôla mon rideau qui remua. Elle se plaignait à mi-voix, quêtant une caresse maternelle: le champagne était un peu lourd dans sa tête. Elle bavardait néanmoins, rappelant toute cette mémorable journée de fête, les cadeaux qu'on lui avait faits, le dîner, les tziganes, moi-même, et faisant des projets pour la prochaine journée. Reprise maintenant par sa terreur atroce, la mère, pétrifiée de nouveau, ne parlait plus, n'osait souffler...
[Pg 171]Et, à la fin, la fillette s'inquiéta de ce silence; j'entendis:
—Mais, maman, est-ce que tu es souffrante, toi aussi? Tu es toute pâle? Tu as l'air oppressée? Veux-tu que je t'ouvre un moment la fenêtre.
Cette seconde-là fut la pire des trente. Le pas léger vint droit à ma cachette. D'instinct, je baissai une main pour cacher, au moins, ma nudité à cette enfant...
Mais, à temps, la mère eut la force de répondre:
—Non! non! n'ouvre pas, j'ai froid, au contraire...
Et le pas terrifiant s'arrêta.
C'était la fin de l'épreuve. La voix puérile, l'instant d'après, reprit:
—Tu as froid? Mais alors, il faut te recoucher, ma pauvre maman! et vite, vite, vite! Je me sauve! Bonsoir! dors bien!...
La porte, refermée, battit le tac de la dernière des trente secondes. Quand je sortis de mon rideau, j'étais plus vieux d'autant de bonnes ... non: d'autant de mauvaises années...
Aujourd'hui, madame de Trémières habite [Pg 172]Rio-de-Janeiro, et sa fille, mariée depuis longtemps, m'envoyait, le mois passé, en manière de Christmas-card, une carte postale de Sydney d'Australie, laquelle carte m'est arrivée ce matin même.
Il n'y a donc plus d'inconvénient à raconter cette histoire, devenue tout à fait anonyme. Et voilà pourquoi je l'ai racontée.»
1911.
Comme la farandole se brisait au pied du grand escalier qui mène aux salles de jeu, ma danseuse essoufflée arracha son masque. Et je vis un admirable visage et deux yeux dorés dont le regard m'arracha un cri de stupeur.
—Manon!...
—Eh oui!—dit-elle:—c'est moi! Vous n'aviez pas reconnu ma voix?
Au lieu de répondre, je reculai instinctivement.
La redoute «bouton-d'or et cyclamen» tournoyait autour de nous, parmi des flots étincelants de satin jaune et de velours mauve. Des parfums voluptueux flottaient et se mêlaient. Dix mille lampes électriques enguirlandées de fleurs versaient un soleil artificiel plus splendide [Pg 174]que l'autre. Çà et là, luisait la blancheur d'une épaule nue. Çà et là, une main dégantée agitait l'orient de ses ongles et de ses perles. Partout le luxe s'étalait, éblouissant, victorieux, souverain.
Et, dans le sursaut de ma pensée, je venais d'apercevoir un spectacle étrangement différent: le spectacle d'une cellule du bagne. Quatre murs sinistres. Une paillasse. Une cruche. Un pain noir. Et le jour froid d'un soupirail éclairant la face jaune et flétrie du condamné, du condamné lamentablement célèbre qui se nomme Ulrich Weyer... Ulrich Weyer, l'ancien amant de Manon, l'homme qui devint voleur et assassin pour l'amour d'elle...
Le contraste était trop atroce, de l'amant en casaque matriculée et de la maîtresse en robe de fête. J'avais reculé et je me taisais.
Manon ne rougit pas; et je vis ses sourcils trembler un peu et l'or pur de ses yeux s'assombrir.
—Ah!—dit-elle d'un ton changé;—ah! vous pensez à lui...
J'inclinai la tête.
—Bien! adieu donc! Inutile, ne me reconduisez [Pg 175]pas!... N'étant pas, que je sache, accusée, je n'ai que faire d'un juge, et surtout d'un juge tel que vous!...
Elle me tourna le dos, orgueilleuse. Etonné et curieux, je la rejoignis:
—Manon, pardonnez-moi... Je n'ai ni le droit, ni le goût d'être votre juge... Et je regrette de vous avoir involontairement blessée... Voulez-vous prendre mon bras? Il fait chaud, et vous avez soif...
Elle haussa les épaules et se laissa emmener.
Au bar, c'était presque la solitude. L'orchestre retenait dans le hall la foule dansante. Un barman empressé nous battit des cocktails. Manon, pour aspirer son chalumeau, posa sa tempe sur le bout de ses doigts minces...
—Je ne vous en veux pas,—me dit-elle tout à coup.—J'ai eu tort de me fâcher tout à l'heure: vous êtes pareil à tous les autres hommes et injuste comme eux. Bah! j'y suis habituée...
—Injuste?
—Injuste, oui! vous me rendez responsable du crime de Weyer?...
—Responsable, vous exagérez...
[Pg 176]—Pardon! responsable et complice. Ne niez pas, je connais l'antienne. Je l'ai subie bien des fois, depuis que l'avocat en robe noire et que le président en robe rouge me l'ont infligée publiquement, en pleine cour d'assises, parmi le ricanement vertueux de tout l'auditoire vite ameuté contre une femme sans défense, contre une fille!...
Un éclair de mépris flamboyait dans les beaux yeux fixes.
J'eus un peu de pitié:
—Manon, tous ceux qui vous ont insultée ont été bas et lâches. Assurément, vous étiez alors beaucoup plus malheureuse que coupable. Votre amant arrêté, votre vie bouleversée, et tout ce scandale autour de vous...
Mais elle m'interrompit impétueusement.
—Ne me plaignez donc pas! Mon amant arrêté? ma vie bouleversée? Qui vous a dit qu'à propos de cela j'aie jamais versé une larme? Qui vous a dit que je l'aimais, Ulrich? Qui vous a dit qu'au contraire ce bouleversement de ma vie n'eût pas été pour moi une délivrance, si l'imbécile réprobation des hommes ne m'avait aussitôt poursuivie et accablée, [Pg 177]chassée, traquée, forcée de fuir, de changer de nom et de ville? Pourtant j'étais innocente, moi! Lui avait triché au jeu, volé, assassiné. Et on l'excusait. On l'absolvait presque. La honte, l'opprobre, c'était pour moi!...
A mon tour, je haussai les épaules:
—Mais pour lui, le bagne!... je vous supplie de ne pas l'oublier, Manon! Et s'il avait triché, volé, assassiné, qui donc avait profité de ses crimes? Quand on l'arrêta, il n'avait plus un sou et il était criblé de dettes. Pourtant il avait dérobé une fortune. Où était-elle? Qui en avait joui? Ulrich Weyer s'est déshonoré, soit! Mais, vous, vous n'avez pas le droit de lui jeter la pierre. Ulrich Weyer vous aimait, et c'est pour l'amour de vous qu'il s'est déshonoré...
—Il m'aimait? Lui! Allons donc! Il s'aimait soi-même! Il n'a jamais aimé que soi!
Violente, elle avait renversé son verre, encore demi-plein. Le barman, obséquieux, se hâta de battre un second cocktail. Et Manon but d'un seul trait.
—Vous ne savez rien, reprit-elle ensuite. Vous n'avez pas compris.
Elle parlait maintenant presque à voix basse.
[Pg 178]—Ecoutez mon histoire. Et publiez-la, qu'elle serve de leçon aux honnêtes gens qui méprisent les filles de joie, après avoir couché avec elles...
«Je suis née en province. Mes parents étaient de bons bourgeois. Peu vous importent leur nom, leur état, et comment j'ai quitté leur maison dès seize ans. J'abrège. Je ne vous conte ni mes débuts, ni mes premières aventures. Je viens au fait. Vous m'avez connue quand j'avais vingt ans. A cette époque, j'étais aussi heureuse que peut l'être la femme que j'étais: une petite grue suffisamment jolie et amusante, qui ne manquait ni d'amants, ni de camarades, ni même d'amis. Je vous ai reçu dans la gentille villa où j'habitais alors. Tout y était simple et coquet. Fille de bourgeois, je n'avais point de goûts trop luxueux. Mes amants me payaient honnêtement, et leurs générosités additionnées suffisaient à mon entretien. Ma vie me plaisait. J'aimais la fête. J'aimais rire, souper, danser, montrer mes robes. J'aimais mes amants. J'aimais en changer. La liberté m'a toujours paru le bien le plus indispensable. Si j'avais quitté mes parents, ce n'était pas pour mener loin d'eux une existence pareille à la leur!
[Pg 179]«Un soir, je rencontrai Weyer.
«C'était à un bal d'étudiants. Nous dansâmes ensemble. Je lui plus. Il me le dit. Lui ne me déplaisait pas. Il était plutôt joli que laid, avec de grands yeux et des mains petites; par ailleurs élégant et correct. Je n'en demandais jamais plus. Il voulut me reconduire. Je n'avais point de compagnon ce soir-là. J'acceptai.
«Nous passâmes une très agréable nuit. Pourquoi ne l'avouerais-je pas?
«Le lendemain, il était amoureux. Moi, je n'étais pas amoureuse. Il refusa de s'en aller. Je fus ennuyée, mais que faire? Je ne pouvais guère le mettre à la porte. Il me suppliait à genoux. Je me laissai fléchir. Il resta.
«Il resta une semaine, un mois, deux mois. Je commençais à le prendre en grippe. Il ne me quittait pas plus que mon ombre. Il me gardait à vue. Il me tenait en laisse. Il m'accompagnait chez la modiste et chez la couturière. Il était là quand je m'habillais, quand je sortais, quand je me promenais, quand je rentrais, quand je me fardais, quand je me baignais, quand je dormais! Tout le temps de notre liaison, je n'ai pas eu un jour de solitude, une [Pg 180]heure de liberté. Finis les bals et les soupers; finies les parties folles, finis les caprices, les fantaisies, les intrigues, les amourettes, tout ce qui me plaisait, tout ce que j'aimais, tout ce qui m'avait séduite et arrachée à la maison familiale! Je menais une vie de femme du monde. Ulrich était un mari, un geôlier. Je me sentais en cage.
«Et je vous passe les jalousies, les crises, les scènes.
«—Tu ne m'aimes plus! Tu me trompes! Je te tuerai!
«L'aimer? Je ne l'avais jamais aimé. Le tromper? J'aurais bien voulu, mais comment? Être tuée? je n'y tenais pas du tout et j'en avais peur.
«Au bout de deux mois, je n'en pouvais plus. Je lui déclarai à brûle-pourpoint que j'en avais assez, que j'étais résolue à rompre.
«—Pourquoi?
«—Parce que.
«—Tu me quittes pour un autre.
«—Si tu veux.
«—Qui? Je te jure que je le tue!
«Tuer! Il n'avait que ce mot-là à la bouche! [Pg 181]Je ne pouvais pourtant pas lui nommer le premier venu, pour qu'il allât le massacrer! Je changeai de chanson:
«—Je ne te quitte pas pour un autre. Mais j'ai besoin d'argent.
«C'était vrai, d'ailleurs. Il m'avait contrainte de fermer ma porte à tout venant, et mon train quotidien exigeait trente ou quarante louis par mois... Oh! vous le voyez: en ce temps-là, j'étais modeste!
«—Tu as besoin d'argent? Je t'en donnerai.
«Il m'en donna.
«Ce n'était pas ce que j'avais espéré. J'avais espéré qu'il ne me donnerait pas d'argent et qu'il s'en irait. Une colère me saisit.
«—Ah! tu es riche? Eh bien, mon bonhomme, tu paieras, et tu paieras cher! Tu me voles ma liberté, mon plaisir, ma paix? Bon! moi je vais te voler ta fortune!
«Et je me fis exigeante. D'abord, j'osais à peine! Parole! mon cher! D'instinct, j'étais délicate et désintéressée... Beaucoup de petites grues sont ainsi, beaucoup ... beaucoup plus que vous ne croyez! Mais c'est une habitude à [Pg 182]perdre. Je la perdis. Il me fallut des bijoux, des dentelles, des zibelines. Lui ne marchandait pas. Au contraire. Il me poussait à dépenser. Et je compris vite son calcul: mon luxe nouveau m'attachait plus étroitement au joug! Dame! trente louis par mois, je savais où les trouver. Trois cents, je ne savais pas. Weyer parti, que devenir? Comment, du jour au lendemain, payer mes fournisseurs, mes domestiques, mon loyer? Il n'était plus question de petite villa! nous habitions un hôtel!
«Alors, une vraie haine me prit contre cet homme qui s'imposait ainsi à moi, et qui, patiemment, habilement, honteusement, m'avait réduite en esclavage. Du fond de mon âme, je souhaitai sa ruine ou sa mort. Pourtant, je le jure ici sur ma propre tête, jamais je ne tentai rien contre lui. Et chaque fois que je lui mis le marché en main: «Paie ou va-t'en!» ce fut toujours avec l'espoir ardent qu'il ne paierait pas, qu'il s'en irait, qu'il m'abandonnerait! Et je me réjouissais d'avance à la pensée des dettes, des embarras, des ennuis, de tout ce qui aurait fondu sur moi! des huissiers même, et de la police, de cette police abominable, plus [Pg 183]dure aux filles pauvres que le bagne n'est dur aux galériens! Oui, je m'en réjouissais! N'importe quoi, mais être libre! Je ne fus pas libre! il paya toujours. Il paya jusqu'au bout...
«A la fin, j'avais cessé de lutter. A quoi bon? mon impuissance m'écrasait. Ulrich Weyer me tenait liée et garrottée, je n'apercevais plus la possibilité d'être affranchie. Une femme ne secoue pas la chaîne d'un homme. Celui-ci m'avait et me gardait. Mon amour ou mon dégoût ne lui importaient pas. J'étais à lui, cela lui suffisait. Il pouvait à son gré me caresser et m'étreindre. Que je voulusse ou non, il obtenait toujours ce qu'il désirait de moi: son plaisir. Son plaisir à lui. Je ne résistais guère. Une femme au lit se refuse difficilement, vous le savez. Il y faut un courage que nous n'avons pas. Je cédais comme cèdent les autres. Et, à ce jeu ignoble, j'ai perdu tout ce qui me restait de pudeur et de dignité, tout ce qui me restait d'orgueil et d'honneur. On s'avilit promptement à subir le baiser d'une bouche qui vous répugne! Et je l'ai subi deux ans, ce baiser-là!
«Mais enfin, à l'heure même où je songeais tout de bon au laudanum, la catastrophe, l'heureuse [Pg 184]catastrophe arriva! Ulrich Weyer, un beau soir,—le premier soir depuis le commencement de ce qu'il appelait nos amours,—ne rentra pas. On l'avait arrêté. Et j'appris la vérité, dont jamais je n'avais eu le moindre soupçon. Pour soutenir nos dépenses stupides et folles, le misérable avait d'abord joué et triché; volé ensuite; et assassiné, quand on l'avait surpris volant. On le jugea. On le condamna. Je l'avais haï, le croyant honnête homme: vous admettrez que je ne le pleurai pas, le sachant bandit!
«Mais la morale du monde eut tôt fait de me rappeler à l'hypocrisie obligatoire. J'avais déposé devant la Cour d'assises; et je n'avais pas cru nécessaire de sangloter; et je n'avais pas arboré le crêpe traditionnel des veuves. J'étais donc, d'abord, une créature sans cœur et sans âme; par-dessus le marché, une criminelle, voire, une criminelle plus coupable que Weyer lui-même! Eh oui! Il avait volé, il avait tué; mais pour qui? pour moi! pour mes toilettes, pour mes diamants; pour mon luxe; pour moi, je vous dis! Tout le monde le proclama. Vous-même le répétiez encore tout à l'heure!
[Pg 185]«Imbéciles! imbéciles, vous et tous! Weyer avait volé et tué pour lui-même, pour lui seul! pour satisfaire son monstrueux égoïsme, sa vanité sinistre, sa tyrannie et sa luxure! pour jouir de ce luxe qu'il m'avait imposé, et pour jouir de moi-même, esclave somptueuse! pour jouir de moi, sa victime!
«Personne n'a compris. J'ai été maudite, honnie, injuriée, chassée. J'ai dû fuir, et recommencer au loin ma vie...
«Ça m'est égal! Il doit y avoir, je ne sais où, une justice immanente, puisque me revoilà, libre, contente et courtisée comme jadis, avec même un surcroît de raffinement et d'élégance que je dois peut-être au souvenir du luxe de Weyer... Il doit y avoir une justice: puisque vous, qui m'insultiez encore, il y a cinq minutes, à présent vous baisez ma main...
1908.
«Des femmes vertueuses? Il y en a. Dans ma vie, j'en ai rencontré une.—A Basse Terre de la Guadeloupe, en 1904.—Oh! je vivrais très longtemps, sans perdre le souvenir de cette vertu-là, vraiment intacte.
C'était une madame de Vermorne, une créole d'ancienne souche française, un peu mâtinée, mais bien peu: ça ne se voyait pas. A Basse-Terre, où l'élément nègre domine, elle passait pour tout à fait blanche, au moins dans le monde des étrangers, dont j'étais. Elle était d'ailleurs jolie à miracle, blonde cendrée, avec d'admirables yeux noirs, et une taille à prendre entre deux doigts. Point de mari. Mais il y en avait eu un, ce qui suffisait pour ranger madame de Vermorne dans la catégorie des [Pg 188]femmes qui ne dorment avec le premier venu qu'après quelques préliminaires.
Or, je souhaitais fort que ce premier venu fût moi; et, volontiers, j'aurais souscrit à tous les préliminaires qu'il eût fallu. Cette taille de guêpe m'avait ensorcelé. Madame de Vermorne portait toujours des corsets à l'ancienne mode, et des robes qu'on eût dites à crinoline; si bien que le dessin de ses hanches et de ses cuisses n'apparaissait point, caché, perdu, noyé, sous le flot bouillonnant des volants et des ruches. Mais, de ce flot soyeux et parfumé, la taille émergeait si fière et si fine, qu'on eût dit une néréide jaillissant au-dessus des vagues. Et mon désir s'énervait à l'idée de tout ce que cachaient les vagues d'étoffe.
Le pis, c'est que madame de Vermorne était une coquette enragée. Une dizaine d'amoureux rôdaient sans trêve autour de ses jupes. Et bien loin de s'offenser des pires audaces et des tentatives les plus sensuelles, elle les provoquait de toutes manières, et versait des flots d'huile sur tous les feux. A première vue, je lui avais prêté six amants, au minimum. J'en avais rabattu ensuite. Mais en fin de compte, j'étais [Pg 189]demeuré convaincu qu'elle était au moins la maîtresse du petit Bréva, le lieutenant de vaisseau, qui jouait si bien au tennis. Cette conviction m'était venue d'un match que Bréva avait gagné sous les yeux de Mme de Vermorne. J'étais là, spectateur comme elle. Et tandis que l'officier, raquette haute, bras et nuque nus, déployait devant nous sa grâce robuste, j'avais surpris dix fois le regard de la jeune femme attaché à ces bras et à cette nuque, un regard furtif et affamé, un regard de petite chienne prête à sauter sur la côtelette tentatrice... Vrai, il n'y avait point à se méprendre à ce regard-là.
Si bien, que, trois jours plus tard, je ne me retins pas d'être goujat, et je fis à Bréva, sur sa bonne fortune, quelques compliments du plus mauvais goût. Or, il ne se fâcha pas, ce qui, du galant homme qu'il était, m'étonna fort.
—Ah! vous aussi?—me dit-il seulement, l'air tout à fait ironique:—vous aussi, vous me croyez du dernier bien avec la madame? Eh bien, mon cher, j'en suis navré pour vous, mais vous êtes le trentième à émettre cette [Pg 190]gracieuse supposition, et le trentième à vous fourrer, si j'ose dire, le doigt dans l'œil jusqu'au coude.
—Mon cher!...
—Mon cher, c'est comme je vous le dis!... La discrétion puérile et honnête devrait sans doute mettre un bœuf sur ma langue. Mais cette femme s'est trop de fois promise et trop de fois refusée pour qu'elle ait le droit à aucun ménagement de ma part. Je dis tout haut ce que je pense d'elle: pis que pendre. Madame de Vermorne est tout bonnement le diable, oui: l'être incombustible qui vit avec volupté dans le feu. Et ne tombez jamais sous ses pattes! Tous les supplices infernaux, y compris celui de Tantale, ne seraient rien auprès du vôtre.
Je restai coi, et m'en allai désorienté.
Bréva ne mentait pas, nul doute à cela. Mais d'autre part, j'avais vu, moi, les yeux de «l'être incombustible», le jour du match. Et c'étaient des yeux qui brûlaient à grand feu, des yeux de désir et de folie. Nul doute à cela non plus. Alors?
Un soir, j'obtins de madame de Vermorne un [Pg 191]rendez-vous. Oh! rien de décisif, ni même de compromettant. Mme de Vermorne avait accepté de se promener avec moi, à la brune, dans la forêt proche de la ville. Rien de plus. Et je n'avais même pas la ressource de nous perdre sous bois, les sentiers étant rares et les futaies impénétrables. S'écarter de la lisière des arbres est une impossibilité.
Nous marchions donc sur cette lisière, dans une ombre encore entrecoupée de soleil. Des fougères arborescentes alternaient au bord du chemin avec des talus d'herbe molle. Le pêle-mêle prodigieux des deux végétations, la tropicale et la tempérée, abondantes l'une et l'autre, jaillissait de toutes parts autour de nous. Et je me taisais, et j'oubliais de faire ma cour, saisi par le silence formidable de la forêt, confondu par la majesté muette, mais vivante et violente, de ces légions de troncs pressés, innombrables, de ces feuillages opaques, pareils à des toits de cathédrales, et de toute cette profondeur indéfinie, inexplorée,—si belle,—et qui pourtant sert de refuge aux fléaux terribles inconnus de l'Europe, le paludisme, la fièvre jaune, la pachydermie, la lèpre...
[Pg 192]J'oubliais de faire ma cour. Mais madame de Vermorne, provocante à son habitude, imagina de s'asseoir au bord du sentier, et profita de la halte pour me reprocher, non sans ironie, mon silence:
—Moi qui hésitais tellement à vous l'accorder, ce rendez-vous! Je me serais décidée bien plus vite, si j'avais prévu que vous seriez si sage...
Elle souhaitait clairement que je le fusse moins. Je me lançai poliment dans le flirt. Contente, elle marivauda avec beaucoup, de grâce. Les mots hardis ne l'effarouchaient pas du tout, et elle se frottait au désir des hommes comme un papillon au verre brûlant d'une lampe.
La nuit tombait. Le lieu était absolument désert. Je risquai quelques gestes, en assaisonnement aux paroles. Elle m'abandonna sans difficulté ses mains, puis ses bras, et ne se fâcha pas quand mes lèvres se faufilèrent, sous les manches courtes, vers les épaules. Elle portait un corsage créole, en linon blanc ruché de mousseline, et, comme toujours, une de ces jupes très amples et raides, qu'elle affectionnait [Pg 193]si fort qu'aucune mode ne la persuadait d'en changer...
Des épaules, mon baiser passait la nuque. Brusque, elle me repoussa quand mes mains enserrèrent sa taille.
—A bas! je suis très bonne, mais il y a des frontières.
Quand j'ai pris une taille de femme, mon habitude n'est pas de la lâcher. Elle s'irrita, plus vite que je n'attendais.
—Finirez-vous? je vous dis que je ne veux pas!
En amour, «non» et «oui» sont parfois synonymes.
Je regardai ma partenaire en face: elle mordait nerveusement ses lèvres, et baissa ses yeux devant mes yeux. Pas assez vite, toutefois, pour que je n'eusse reconnu le regard qu'elle avait donné à Bréva,—le regard furtif et affamé, le regard du désir et de la folie.,
C'était un aveu que ce regard-là. J'en profitai brutalement: je la renversai sur l'herbe, et je saisis sa cheville. Elle cria désespérément:
—Non, non!...
[Pg 194]Et de toutes ses forces,—trop faibles,—elle me repoussa et me frappa au visage. Je me rendis compte, alors, dans le temps d'un coup dégriffé, qu'elle se défendait pour de bon. Mais j'avais trop avancé pour qu'une reculade fût possible. J'avançai donc plus outre. Et ce qui devait arriver arriva: ma main toucha, plus haut que son genou, sa chair...
Dieux! dieux! comment exprimer cette chose? J'ai reçu, au travers de mon corps, des décharges d'électricité,—et ce n'est rien;—j'ai touché à l'improviste des cadavres déjà raides,—et ce n'est rien; j'ai enfoncé mes doigts, en cueillant une fleur, dans la spirale atroce d'un serpent caché, et ce n'est rien, rien, moins que rien—Mais cela, cette chair de femme!...
Ce n'était pas de la chair. C'était une substance inconnue, horrible: un métal gluant, écaillé et glacé, mais vivant quand même. Une chair. Mais quelle chair! chair décomposée, pourrie, pétrifiée, vénéneuse, chair de cauchemar et d'épouvante.
Je m'étais relevé d'un bond, éperdu, terrifié. À mes pieds, madame de Vermorne se tordait [Pg 195]comme en agonie. Et je l'entendais, du fond de sa honte et de son désespoir, prier et supplier:
—Oh! ne le dites pas! ne le dites pas!... que j'ai la lèpre...»
1906.
Or, en l'an de grâce 1906, les couleurs de la grande redoute, au carnaval de Nice, furent rubis et azur.
Le soir de ce jour fantasque, comme onze heures venaient de sonner,—déjà la salle énorme, fleurie, enguirlandée, illuminée, regorgeait d'une éblouissante cohue bleue et rose,—une bergère azur, au pied du grand escalier courbe qui monte vers les salles de jeu, osa aborder un berger rubis:
—Je te connais,—dit-elle.
(Évident mensonge: si elle l'eut connu, point n'eût-elle avoué le connaître.)
Il la regarda en silence. Leurs deux masques, bien attachés et barbus de longues dentelles, dissimulaient entièrement leurs deux visages. [Pg 198]Lui ne voyait que ses yeux à elle, des yeux verts, et elle, que ses yeux à lui, des yeux roux.
Elle continua, enhardie:
—Tu es tout seul... Tu n'as pas l'air de t'amuser... Tes amis t'ont laissé là?... Mais tu n'as peut-être pas d'amis... Pourquoi es-tu venu à la redoute?
Il la regardait toujours, très fixement. Il répondit enfin:
—Je suis venu pour vous rencontrer.
Elle recula d'un pas:
—Pour me rencontrer ... moi?... Mais tu ... vous ne savez même pas mon nom!
Il haussa doucement les épaules:
—Je n'ai pas besoin de le savoir. Vous êtes celle que j'attendais. L'inconnue, l'aventureuse que j'ai espérée depuis toujours. Cela m'est égal que vous vous nommiez Jeanne ou Suzanne.
Elle le considérait, un peu inquiète. Elle demanda:
—Pourquoi ne me tutoyez-vous pas?
Il s'inclina devant elle:
—Parce que j'ai entendu le son de votre [Pg 199]voix. Dès lors, vous n'êtes plus pour moi un masque anonyme. Je vous ai reconnue et je sais que vous êtes celle que j'attendais: ma fiancée. Il n'est pas convenable de tutoyer sa fiancée. Je vous tutoierai quand vous serez ma femme.
Elle rit:
—Je suis déjà la femme de quelqu'un. Voyez.
Elle tendait sa main gauche, où, sous le gant de soie bleue, transparaissait l'alliance d'or. Il prit la main, la déganta, la baisa et ôta l'anneau:
—Voyez vous-même. Il n'y a plus rien. La main est nue, et la femme est libre.
Elle n'eut pas du tout envie de se fâcher. Elle prit le bras qu'il offrait et ils se mêlèrent à la foule. Une farandole se nouait et tourbillonnait d'un bout à l'autre de la salle, grande comme un parc. Emportés par le vent, ils coururent. Ils se tenaient par la main, et leurs paumes serrées l'une contre l'autre, échangeaient leurs chaleurs vivantes...
Velours bleu et satin rose, ils semblèrent, cinq minutes durant, deux pantins chatoyants, [Pg 200]secoués par des fils en délire. La farandole enfin se brisa, les rejetant, essoufflés et moites, sur deux fauteuils au bord d'un massif de palmiers.
—Je n'en peux plus!—dit-elle.—C'est fou!...
Pour respirer, elle souleva son loup... Oh! le temps d'un clin d'œil: il put tout juste entrevoir une bouche sensuelle et un nez mutin...
—Buvez un peu, voulez-vous? C'est vrai que la farandole tournait un peu vite. Mais pourquoi serions-nous ici, si ce n'était pour nous étourdir?...
Il lui versa d'un champagne doux qu'elle avala à grandes gorgées. Elle tenait son verre à deux mains, comme une petite fille qui a très soif. Tout de suite, elle fut grise. Elle se leva, voulut danser encore. En lui prenant la taille, il caressa son sein. Elle rit, et menaça du doigt:
—C'est bon pour une fois, mais ne recommencez pas!...
—Puisque vous n'avez plus d'alliance!
La cohue joyeuse les assiégeait, pressant et mêlant leurs deux corps. Il répéta:
[Pg 201]—Vous n'avez plus d'alliance. Le dernier petit lien qui vous rattachait à la vie est cassé. Vous appartenez toute au rêve, au rêve rose et bleu! Vous n'êtes plus du tout celle dont je ne sais pas le nom, Suzanne ou Jeanne: vous êtes tout à fait ma fiancée... Et bientôt vous serez ma femme. Bientôt: dès que je vous aurai enlevée...
—Enlevée... dans une chaise de poste, ou en croupe de votre coursier?
—En croupe d'abord, et dans la chaise ensuite, comme il est convenable. J'ai quarante chevaux magiques, quarante chevaux de bronze et d'acier qui attendent à la porte de ce palais. Et j'enverrai tout à l'heure un génie ailé, un génie plus prompt que le vent et la foudre, retenir pour nous deux, au plus proche relais, un sleeping dans le char de feu qui part à minuit.
—Et qui va où?
—Qui va n'importe où!... au château de la fée, votre marraine ... ou dans l'île fortunée que Mathô voulait donner à la sœur d'Hannibal ... ou autre part. Qu'est-ce que cela fait? A Paris, si vous voulez ... chez moi.
[Pg 202]—Chez vous?...
—C'est encore un pays de rêve. Figurez-vous une très petite maison qui se cache sous de très grands arbres. Pour votre arrivée, les marches du perron seront jonchées de feuilles de roses. Et l'esclave jaune que j'ai ramenée du royaume de la soie s'agenouillera pour baiser le bas de votre jupe...
—Quel dommage que tout cela ne soit qu'un rêve!...
—Un rêve assurément. Mais souvenez-vous que, ce soir, c'est la vie qui est irréelle, et nos rêves, la réalité...
Le hasard les avait conduits près de la porte. Le vestibule, désert, les attira vers sa fraîcheur. Ils s'arrêtèrent un moment pour respirer, et il se démasqua à son tour, une seconde. Une seule seconde. Mais un valet attentif le reconnut et se précipita au dehors, criant à tue-tête:
—La voiture de M. le comte de...
Le nom se perdit dans le brouhaha de la rue. Tout aussitôt le hennissement d'une auto s'approcha. Et, pareille à quelque flamboyant dragon de légende, la quarante chevaux, ses deux phares crevant la nuit, se rangea au bord [Pg 203]du trottoir. Le valet, empressé, ouvrait la portière...
Eux, la bergère azur et le berger rubis, debout sur le seuil, se regardèrent...
—Vous voyez!—dit-il soudain: j'avais raison! le rêve, presque malgré nous, se réalise. Venez!...
Elle fit un grand effort pour reculer, pour se ressaisir. Mais le vin qu'elle avait bu menait dans sa tête une sarabande d'idées folles. Voulait-elle, ne voulait-elle pas? Elle ne savait plus. Les phares l'éblouissaient comme un miroir une alouette. Elle tourna deux fois sur elle-même, comme prise de vertige ... et, brusquement, courut vers la portière ouverte...
Lui, s'élança derrière elle. Au passage, il jeta un ordre au valet:
—Téléphonez à la gare: un sleeping dans le rapide...
L'auto gronda dans la rue nocturne...
Alors, seul à seule, ils relevèrent leurs masques, pour goûter à leurs lèvres. Mais, comme la nuit épaississait son ombre autour de leur étreinte, ils ne se virent pas, pas encore...
[Pg 204]Et ils ne se virent pas davantage ensuite, dans l'obscurité plus secrète du sleeping, fuyant vertigineux par les plaines et par les monts.
Or, ils s'aimèrent, puis dormirent. Dans le wagon sombre, leurs deux corps enlacés faisaient une tache soyeuse couleur de ciel et couleur d'aurore. Un reste de rêve planait encore sur leur sommeil.
Mais, peu à peu, la vitre du sleeping blanchit. L'aube se leva, blême et froide comme un suaire. Des nuages bas pesèrent sur une campagne triste, champs boueux, squelettes d'arbres, givre épars. Le jour chassa la nuit, un jour d'hiver, décoloré, lugubre. Le velours azur et le satin rubis ne furent plus que des oripeaux froissés, souillés, grotesques.
Et, ensemble, l'amante et l'amant se réveillèrent. Le train franchissait un fleuve. Alentour, des vagues de brouillard flottaient. Une ville transparaissait au-dessous. Des cheminées d'usine émergeaient, mêlant leurs fumées aux nuages.
Le train stoppa. Des employés se hâtèrent le long des wagons:
—Lyon! quinze minutes d'arrêt...
[Pg 205]La bergère masquée passa deux fois sa main sur son visage:
—Lyon?...
Elle ne comprenait pas... Elle se souvenait très mal ... ce wagon?... cette défroque de carnaval?... cet homme inconnu, assis près d'elle ... trop près d'elle?...
Soudain, elle se rappela. Elle comprit. Elle cria:
—Mon Dieu! je suis perdue!...
Lui ne protesta pas. A quoi bon d'inutiles paroles? C'était évident qu'elle était perdue, selon la loi morale du monde. Il se tut donc, triste jusqu'au fond de l'âme. Maintenant, elle pleurait:
—Toute ma vie cassée!... mon mari ... ma maison ... ma pauvre petite fille!...
Une émotion violente le secoua de la tête aux pieds. D'un bond il fut debout. Il arracha son masque, il déchira son pourpoint. Elle, machinalement, l'imitait, ôtait sa cotte et sa guimpe. Elle apparut vêtue d'une robe de ville, correcte, grise.
—Madame,—dit-il,—daignez m'écouter. Ne pleurez pas ainsi, je vous en conjure! Cela, [Pg 206]ces huit heures que vous venez de vivre ... que vous croyez avoir vécues ... cela n'est qu'un rêve, qu'un mauvais rêve, un cauchemar ... rien de plus! Il n'est rien arrivé, rien du tout, absolument rien. La seule réalité, la voici: hier, on vous a grisée; vous avez été ivre. Aujourd'hui ... aujourd'hui vous allez prendre ici, sur la voie à gauche, le train que vous voyez ... oui, celui-là ... et ce train va vous ramener à Nice. Votre mari sera indulgent. Votre fille ne saura jamais. Moi ... moi, je n'existe pas. Allez! Adieu, madame.
Il ouvrit la portière. Elle ne descendit pas tout de suite; elle regardait, à ses pieds, avec une fixité singulière, les deux tas de satin rubis et de velours azur. Mais enfin, comme d'un effort, elle s'élança, elle s'enfuit, elle courut vers l'autre train, elle s'y jeta...
Les deux coups de sifflet hurlèrent ensemble. Seul dans le wagon qui l'emportait, lui, loin d'elle, il s'agenouilla, pour baiser, pieusement, les lambeaux de soie bariolée, linceul du rêve mort.
1907.
—Et où est Moulaï Hafid, à présent?
—Sur la piste de Mékinez! Le sultan du nord marche vers le sud, le sultan du sud marche vers le nord. C'est la logique même. Et soyez bien certains qu'ils ne se rencontreront pas en route.
—Alors, le conflit peut durer indéfiniment?
—Indéfiniment, non. Quinze ou vingt ans, oui... Jusqu'à ce que l'un des deux adversaires soit mort, mort dans son lit, naturellement! Mon cher duc, le Maroc est une terre moyenâgeuse. Nous ne sommes pas en 1908 ici: nous sommes en 1326!... consultez plutôt le calendrier musulman!... Oui, en 1326. La guerre de Cent Ans n'est, donc pas encore commencée!
[Pg 208]—Tant qu'il vous plaira, mon cher ministre. Mais la France est intéressée dans l'affaire; et les guerres de cent ans ne sont plus à la mode chez nous.
—La France est neutre entre les deux frères ennemis!
—Neutre, neutre...
—Neutre! demandez plutôt à Sid Mohamed...
—Neutre absolument, monsieur d'Étioles! Et c'est bien cette neutralité qui nous désespère, nous autres Marocains à peu près civilisés!...
Sid Mohamed ben Chékib, splendide dans son caftan bleu de ciel voilé de mousseline d'argent, élargissait ses bras robustes aux longues mains fines pour un geste de souriante désolation.
C'était à Tanger chez le ministre plénipotentiaire de Bohême, à l'heure des cigarettes turques et des citronnades glacées. On fêtait le passage du duc d'Étioles, en croisière sur son yacht Briseis. Toute la ville élégante était venue, et, avec elle, les cinq ou six Arabes «de grande tente» ou de large fortune qui daignent [Pg 209]frayer avec l'Europe; Sid Mohamed tout le premier, bien entendu.
---Qui est-ce?—avait demandé le duc, ignorant des personnalités marocaines, et qui venait pour la première fois à Tanger.
—Sid Mohamed ben Chékib? Un caïd qui est chérif... Caïd, c'est-à-dire chef de tribu; chérif, c'est-à-dire descendant du Prophète... Les deux titres sont fréquents. Ce qui est plus rare, c'est l'homme qui les porte. Sid Mohamed ben Chékib, plus riche et plus puissant que la grande majorité de ses pairs, a jadis vécu douze ou quinze ans à Londres et à Paris, et il en est revenu parisien et anglomane, féru de civilisation, de réformes, de lumières et de progrès. Quoique seigneur féodal, et d'une irréprochable fidélité à son suzerain, le sultan légitime, il n'en appelle pas moins de tous ses vœux l'heure bénie qui supprimera la féodalité arabe et mettra Abdel Aziz sous le protectorat français.
—Allons donc?
—Écoutez-le plutôt discourir! Et ne doutez pas de sa sincérité: la France n'a réellement point de plus ferme partisan dans les conseils [Pg 210]du maghzen. Sid Mohamed n'a, d'ailleurs, qu'à tout espérer de l'Europe; et, d'autre part, s'il avait eu la moindre fantaisie de favoriser le parti de la guerre sainte, rien ne lui aurait été plus aisé, voire plus profitable.
—Alors, un caïd chérif du boulevard?
—Tout au moins le plus boulevardier des caïds chérifs...
Sid Mohamed ben Chékib, le dos à la cheminée, secoue d'un doigt délicat la cendre de sa cigarette. Il parle à demi-voix pour un auditoire restreint, mais choisi; un secrétaire d'ambassade, un constructeur de phares et môles, et trois jeunes femmes, dont deux Françaises, jolies:
—Oui, en vérité, c'est un grand malheur que la France, trop influencée par je ne sais quelle hostilité diplomatique, (incapable d'ailleurs d'aucune manifestation active), n'ait pas osé prendre parti, résolument, pour l'ordre contre le désordre, pour la paix contre la guerre, pour la tolérance contre le fanatisme, pour mon maître Abd el Aziz, enfin, contre un prétendant de grands chemins!... Un grand malheur pour vous tous, messieurs, pour vous, que [Pg 211]cette agitation déplorable arrête dans votre mission civilisatrice; et un plus grand malheur pour notre Moghreb, pour notre peuple, pour nos tribus, lasses, effroyablement! de ces éternelles luttes intestines, lasses et altérées de calme, et affamées de liberté!... de liberté vraie, et féconde, et non d'indépendance creuse et stérile!...
—Sid Mohamed,—objecte le secrétaire d'ambassade,—êtes-vous bien sûr de ne pas exagérer un peu? Que vos tribus en aient assez de toujours et toujours se battre, je le veux bien; mais qu'elles sachent comprendre et apprécier comme vous venez de le faire, la différence qui sépare leur actuelle indépendance de la liberté dont nous voudrions les doter?...
—Elles le savent, cher monsieur! Elles le savent ou du moins le sauront bientôt... J'excepte évidemment les tribus pillardes qui ont de tout temps vécu de brigandage, et que vos soldats mettent à la raison dans la Chaouïa... Mais les autres, les tribus pacifiques, les agglomérations rurales, qui labourent ou qui élèvent, et, surtout, les populations urbaines de Fez, de Marrakech, de Mékinez, [Pg 212]celles enfin de tous les ports et de toutes les grandes cités de l'empire... ah! ne prenez pas tout cela pour une barbarie pure et simple! Le Maroc compte d'ailleurs, proportionnellement, beaucoup plus de villes que bien des États européens... Croyez-vous donc qu'une nation nombreuse ait pu vivre tant de siècles en société sans que sa barbarie première se soit usée?... Songez que nous avions pour nous notre religion très haute, et les traditions de notre ancienne patrie d'Arabie! Songez que ces Berbères chez qui nous entrions en conquérants, et qui sont aujourd'hui nos frères, avaient jadis reçu les leçons des Phéniciens et de Rome!... Songez enfin que nous formions des familles bien constituées, très unies, qu'on n'a jamais trouvé mieux que les femmes pour civiliser les enfants!... Mesdames, vous avez lu l'admirable livre de Pierre Loti, les Désenchantées!... eh bien, ces belles Turques, devenues, au fond de leur harem, de petites princesses de lettres, de science ou d'art, sont très exactement les sœurs aînées de nos dames arabes ou berbères... Sans doute, nos troubles politiques ont retardé notre évolution intellectuelle... [Pg 213]Fez n'est pas encore l'égale de Stamboul... Mais aussi, les hommes du Moghreb, incomparablement plus souples que ne le sont les Osmanlis, accepteront très vite, acceptent déjà l'influence transformatrice de leurs compagnes.
—Vous êtes un féministe très convaincu, Sid Mohamed!
—Qui ne l'est pas, peu ou prou? Voyez-vous, l'erreur, la seule erreur de notre Islam est de n'avoir pas su reconnaître dès l'origine l'incontestable supériorité du beau sexe sur l'autre!... Mais nous réagissons contre cette erreur-là!...
—Sid Mohamed,—interrompt la plus jeune des deux Françaises,—vous me donnez une extrême envie de connaître votre harem! J'ai déjà rendu visite à des dames musulmanes, et je les ai trouvées délicieuses. Mais elles ne parlaient pas français et je n'ai pas du tout pu satisfaire mon goût immodéré pour le bavardage ... au lieu que chez vous!...
—Madame,—réplique Sid Mohamed en s'inclinant,—ma mère et ma femme seraient charmées de votre gracieuse venue... Mais elles [Pg 214]sont à Rabat... J'ai dû laisser toute ma maison là-bas, auprès du sultan... Ici, je ne fais que camper, avec mes chevaux et mes armes... Vous avez peut-être aperçu, à la porte de ma villa, une tente toujours plantée, prête: la mienne...
—Quel dommage...
—Vous me rendez confus!... Et combien on regrettera, à Rabat, l'honneur charmant que vous vouliez nous faire!... J'y songe, madame, daignerez-vous me rendre très heureux?... J'ai reçu hier, de là-bas, une broderie qu'on a faite pour moi... Cela peut servir de coussin... Ici, que puis-je faire d'un coussin? Et la brodeuse serait si fière d'apprendre que vous avez accepté ce très modeste présent...
—Oh! jamais de la vie...
—Pourquoi? Raisonnablement, vous ne pouvez pas refuser... Ce serait une injure! Allons, voilà qui est dit. Je vous apporterai cette bagatelle demain, au tennis...
Le cercle est rompu. Le ministre vient d'inviter ses hôtes à passer dans le salon voisin, où sont exposés de somptueux tapis, envoi fraternel de S. M. le sultan à S. M. le roi de Bohème... [Pg 215]Sid Mohamed s'attarde, et retient avec lui la dame française si blonde, et profite ingénieusement du tête à tête pour conter fleurette... Et la dame semble écouter sans déplaisir...
—Un flirt?—questionne discrètement, du pas de la porte, le duc d'Étioles.
—Oh! réplique en riant un diplomate bien informé,—Sid Mohamed ne manque jamais une occasion de rafraîchir ses souvenirs de la plaine Monceau...
—Moi qui me figurais que les Arabes avaient su maintenir la femme à sa bonne vieille place domestique, et refouler intelligemment la marée montante de nos modernes amazones! Je déchante! Est-ce qu'il y a beaucoup de caïds comme celui-là entre Tanger et Agadir?
Le diplomate bien informé allonge une moue bien indécise:
—Comme celui-là? Non, je pense... Quoique, peut-être, celui-là ne soit pas tout à fait le personnage que vous imaginez...
Minuit. Sid Mohamed ben Chékib, enveloppé maintenant de sa djellaba bleu sombre et de son grand burnous neigeux, monte à cheval [Pg 216]pour regagner sa villa, la villa où il campe. Un écuyer tient la bête par la bride. Un valet marche devant, portant lanterne. Et deux soldats à casque rouge suivent, fusil au poing.
Les rues en escaliers... Les hautes portes barrées de chaînes... La route pavée, entre ses acacias fleuris qui embaument... La plaine enfin, toute verdoyante, et clairsemée de tentes pointues...
La villa de Sid Mohamed ben Chékib est entourée d'un grand mur bleuâtre. On entre par une voûte oblique. Des gardes, accroupis sur leurs nattes, se lèvent en hâte à la vue du maître.
Sid Mohamed met pied à terre, franchit le jardin plein de roses, pénètre dans l'habitation, traverse deux salles de marbre et de stuc, ciselées comme dentelles...
Une troisième salle très tapissée... Deux négresses, debout, au seuil, se prosternent. Trois femmes blanches sont là, belles et parées.. Sid Mohameh s'est sans doute trompé tout à l'heure, en affirmant que son harem était à Rabat ... trois femmes blanches sont là, et s'immobilisent [Pg 217]soudain, dans une attitude d'extrême respect...
Sid Mohamed, sans dire mot, marche vers l'une des trois qui s'appuyait l'instant d'avant sur un fort beau coussin de soie brodé.
—Donne!—commande-t-il en arabe.
Il prend le coussin, le jette vers les négresses avec un ordre bref, qu'il laisse tomber par-dessus l'épaule, dédaigneusement.
Les trois femmes ont écouté, muettes.
Alors, il passe devant elles, les regardant l'une après l'autre, lentement. Et, s'arrêtant enfin, il en touche une du bout de sa cravache:
—Toi,—dit-il.
L'élue se lève, docile, et obéit.
En mer, devant Safi.
Mai 1908.
Il m'est arrivé une fois,—et une seule—de rencontrer dans la rue l'impossible.
Voici:
L'an 1329 de l'hégire, le lundi 26 de shaban, un tableau primitif, le prince et le premier de tous les primitifs, sans contredit: la Dame Bleue, attribuée à Dante Alighieri... la Dame Bleue, seule toile que nous ayons et de l'homme,—l'homme qui fit l'enfer!—et de l'époque; la Dame Bleue, l'œuvre moyenâgeuse qui devança la Renaissance, si l'on peut dire, en la prophétisant: tant elle en approche, l'égalant par la perfection, la dépassant par l'expression et le sentiment; la Dame Bleue, [Pg 220]vrai portrait,—on l'affirme,—de la vraie Béatrice, de cette maîtresse qu'il adora, et qui le trahit pour s'enfuir de Florence avec un chevalier de la chevalerie impériale, du nom d'Otberg, lequel l'aima chèrement aussi, dit la légende, mais ne sut l'empêcher d'être reprise à peu près de force par Dante, et séquestrée, puis mise en oubliette,—et d'en mourir; cette tragique Dame Bleue, belle d'ailleurs à miracle dans sa robe de satin turquoise et dans ses dentelles amoureusement dessinées, avec son front, le plus doux et le plus pur qui soit, ses yeux, les plus pensifs et les plus profonds, sa bouche, la plus secrète et la plus voluptueuse, et dont le sourire est une ironie éternelle ... la Dame Bleue enfin, qui efface la Joconde; la Dame Bleue, aujourd'hui merveilleux ornement de la merveilleuse Sainte-Chapelle, qui l'expose, comme chacun sait, au-dessus de l'autel de Sainte-Geneviève, dont elle est censée figurer l'image,—la Dame Bleue, comme l'horloge du Palais sonnait les douze coups de midi, soit, ce jour-là, quatre heures à la turque,—disparut. On put préciser l'heure, puisque, au cours de l'enquête, deux témoins [Pg 221]qui, conduits par un gardien, visitaient à cet instant même la Sainte-Chapelle, en témoignèrent:—l'un certifia qu'au premier des douze coups de l'horloge, il avait encore vu, et bien vu le chef-d'œuvre; qu'il s'était même arrêté, et attardé à le contempler, au point d'impatienter le gardien, qui confirma la chose;—et l'autre attesta qu'au douzième des mêmes douze coups, levant par hasard les yeux vers le tableau, il avait constaté, et fait constater sur-le-champ par tout le monde, que le cadre y était encore, et même la toile avec le paysage et l'architecture qui fait le fond du portrait, mais que le portrait n'y était plus: à sa place, un trou béant s'ouvrait, découpé comme à l'emporte-pièce. La Dame Bleue s'en était allée toute seule; et rien autre qu'elle; mais elle s'en était allée bel et bien.
Le bruit que cela fit sur toute la planète, vous vous en souvenez. La disparition était effarante; je dirais impossible si je ne tenais pas à réserver le mot. On parla d'enlèvement mystérieux. L'imagination du public s'enfiévra. Force gens, qui, de leur vie, n'avaient vu la Dame Bleue, ni peut-être ouï parler d'elle, [Pg 222]force gens qui, dans tous les cas, se souciaient d'elle (le dimanche 25 de shaban) comme moi de votre première chemise, n'en pleurèrent pas moins amèrement, (le mardi 27,) à la pensée qu'il était maintenant trop tard, que personne ne verrait plus jamais la Dame Bleue, et qu'eux ne l'auraient jamais vue. Je me moque, j'ai tort. Ces gens étaient des hommes, comme moi; et pour eux, comme pour moi, comme pour toute la race des pauvres animaux que nous sommes, rare vaut mieux que beau et que bon, additionnés. Si je fus, en l'occurrence, moins ridicule que les pleureurs, je n'ai pas de quoi me vanter: j'étais amoureux. Je conjuguais même le verbe aimer à la voix réciproque, ce qui n'arrive guère aux amants que la semaine des quatre jeudis. Car aimer est un verbe actif ou passif, mais actif ou passif seulement. J'avais raison tout à l'heure: nous sommes décidément de pauvres animaux, moins à blâmer qu'à plaindre.
N'importe! j'aimais alors et j'étais aimé: vous concevez que les yeux et la bouche de la Dame Bleue m'inquiétaient médiocrement. Une autre bouche, d'autres yeux... Mais là-dessus, silence! [Pg 223]en amour, comme en religion, moins on parle, moins on souille. Respect aux dieux!
Quant à la Dame Bleue, elle avait disparu, elle ne reparut pas. On n'en eut point de nouvelles, on n'en découvrit pas l'ombre d'un vestige. Des jours passèrent, puis des semaines, puis des mois. Les absents ont tort: la Dame Bleue fut oubliée. Je l'oubliai moi-même plus que personne, ne m'en étant guère préoccupé jamais, et cherchant, comme cherchent tous ceux qui aiment, à toujours tout balayer hors de ma mémoire, pour y faire place plus grande et plus pure à l'image de celle que j'aimais. Cela, simplement pour vous bien convaincre, que le 17 de moharrem suivant, (vous voyez que ce n'est pas le lendemain du 26 de shaban!) j'étais certes à cent lieues de penser à la Dame Bleue, tandis que, dans Paris nocturne, je m'en revenais à pied d'Auteuil à mon île Saint-Louis,—j'habite quai de Bourbon,—après avoir dîné,—dîné très gaîment,—chez un ami. A pied: parce qu'il faisait une belle nuit froide et laiteuse, et parce que j'aime à marcher quand les rues sont dégagées, nettoyées, de ce grouillement tapageur et malodorant [Pg 224]qu'est la foule. Les pauvres animaux que je disais tout à l'heure sont aussi des animaux très malpropres.
Il pouvait être cinq heures à la turque; et, ce jour-là, à la franque, cela faisait justement minuit[1]. J'avais pris par le chemin des écoliers; le chemin des écoliers m'avait conduit à l'Etoile. Je marchais droit devant moi: je ne contournai donc pas la place: je traversai, allant sans y songer vers la grande Porte qui attendait encore, en ce temps-là, que la Gloire, sur le cheval de Foch, y passât. J'arrivai au seuil; à la ligne tracée par l'ombre noire de l'Arc sur le pavé blanc de lune.
Là, je m'arrêtai net: la place était solitaire; je n'avais pas imaginé rencontrer quelqu'un sous l'Arc même. Or je rencontrai quelqu'un: dans l'ombre plus opaque de la voûte, une silhouette apparaissait vaguement, adossée contre l'angle intérieur du premier pilier, à main droite ... la silhouette d'une femme...
Je m'étais arrêté surpris et plutôt inquiet.
[Pg 225]Il n'y avait guère de quoi s'étonner ni s'inquiéter. Je le fus pourtant bel et bien. Allah sait pourquoi, si moi, je n'en sais rien! Ce que je sais, en tout cas, c'est que je demeurai bien trente bonnes secondes face à face avec cette silhouette, femme présumée. Je la regardais. Elle ne me regardait pas. Il va de soi que je ne distinguais pas ses yeux. Mais, un regard appuyé sur vos yeux, cela pèse: je ne sentis pas le poids de ce regard-là. Néanmoins, petit à petit, ma gêne et mon inquiétude du premier instant tournaient en malaise ... en trouble ... et ... ma foi! en peur!... oui-dà! en une peur inconnue, toute froide et toute blême, qui était peut-être bien la peur des fantômes et de l'invisible, la peur de l'au-delà, de l'inconnaissable, de la mort. Fichue peur!
Les trente secondes me semblèrent longues. A la trentième, je dus me cramponner à tout ce que j'ai d'amour-propre pour ne pas me sauver bravement à toutes jambes.
Je ne me sauvai pourtant pas. Au contraire. L'orgueil est un bon professeur d'énergie. Je me raidis dans le mien, et je repartis, marchant à l'ennemi ... c'est-à-dire à l'apparition ... [Pg 226](apparition, c'est à ce mot que j'avais pensé dès les premiers instants.)
Ma peur devenait terreur, terreur glacée, grelottante, atroce et s'empirait au fur et à mesure que j'avançais. Les vingt pas me semblèrent plus longs que tout à l'heure les trente secondes. J'obliquai même à gauche pour passer plus loin du pilier dangereux. Mais je ne reculai pas. J'eus seulement une hésitation à mi-route: l'apparition m'avait regardé; et ce regard frappa mes yeux comme un coup. Choc sensible. Et surtout, commotion imprévue. A ma peur, qui d'ailleurs n'en diminua point, se mêla soudain une autre émotion, la plus extravagante:—l'admiration. Oui.
Cette ombre que je voyais à peine, voilà que tout d'un coup je l'admirais! j'en étais émerveillé, ébloui; cette silhouette ténue, j'en admirais la longueur svelte, la courbe souple, la grâce; cette tache bleuâtre sur la pierre grise, j'en admirais la justesse et l'harmonie... Bleuâtre, la tache?... oui ... bleuâtre ... bleue. Et comme ce mot-là,—bleu,—me passait par l'esprit, mon admiration, inexplicablement, s'en augmenta. Oui: cette simple tache de pénombre [Pg 227]sur l'ombre de la nuit, cet étroit fusain à peine esquissé au pied de ce grand mur devint pour moi tout à coup quelque chose d'extraordinaire! de prodigieusement beau, pur, grave, et ironique aussi... Tout cela, toutes ces perfections étranges, une seule seconde les évoqua pour moi, devant ce seul profil esquissé sur un mur...
Il est clair que dès cette seconde-là, je commençai de tâter l'impossible.
Des vingt pas maintenant, j'en avais fait quinze. Les cinq derniers furent cinq étapes. Mon admiration s'exaltait, mais ma peur ne cédait pas. Au contraire. A la fin, je fus dans l'éblouissement et dans la terreur à la fois. Les mourants doivent connaître cette épouvante extasiée, quand tout à coup, surgi des brouillards de la mort, ils aperçoivent Azraël, splendide et terrible.
Le dernier pas.—Soudain, choc brutal: l'apparition parla. C'était donc une femme tout de bon? une femme vivante? Elle parla; elle me dit:
—Monsieur, il est presque minuit, n'est-ce pas?
La voix sonnait voilée, très voilée, mais très [Pg 228]douce aussi, grave; et par-dessus tout apeurée, et probablement d'une peur qui ne le cédait pas à la mienne. Un peureux rassure toujours. Et puis l'éducation vaut deux fois la nature: quel homme élevé ne répondrait pas à une femme? Je répondis tout de suite, avant de ne plus trembler:
—Il est plus de minuit, madame. Voyez: minuit dix.
Un gémissement,—un soupir plutôt,—accueillit seul ma réponse. La dame ... (la femme était une dame, élégante même; trop peut-être pour aller à pied; trop, sûrement, pour s'adosser de nuit, à l'un des piliers de l'Arc-de-Triomphe...) la dame chancela. Et je m'avançai pour la soutenir. L'éducation encore!—D'ailleurs mes craintes commençaient de me quitter, au fur et à mesure que je voyais les siennes monter à son visage qui pâlissait... Car je le voyais maintenant, ce visage que j'avais admiré d'avance et d'intuition. Et je n'avais pas à me dédire: il était beau miraculeusement. L'ovale des joues encadrait une bouche voluptueuse et secrète à la fois, qui souriait d'un indicible sourire, fait d'ironie, mais d'ironie pour [Pg 229]ainsi dire éternelle; encadrait des yeux profonds comme la mer et pensifs comme le ciel, sous un front pur comme le matin, doux comme le baiser... Plus bas, le cou ferme et gonflé se dégageait hors d'une dentelle somptueuse, dans l'échancrure d'une robe de satin turquoise, très ample ... je vous ai dit que l'ensemble était trop élégant pour l'heure et pour le lieu.
Mais la dame avait chancelé, et je la soutins juste à temps: elle allait choir. Mon bras entoura une taille souple, ma main saisit un bras ferme, mais glacé.
On s'évanouissait tout de bon. A tel point que je crus utile de frapper dans les mains qui devenaient inertes. La dame alors se raidit:
—Monsieur,—s'écria-t-elle,—c'est impossible! il n'est pas minuit... Songez, songez, s'il était minuit, et que le chevalier ne fût pas là ... ce serait que ... mon Dieu! mon Dieu!..
Je rapportera phrase telle que je l'entendis; incohérente à souhait. Ainsi balbutia la Dame Bleue...
... La Dame Bleue...
C'est alors seulement que j'y songeai. (Vous, vous y avez songé depuis longtemps? parbleu! [Pg 230]mais tâchez de vous mettre à ma place!)
La Dame Bleue? eh bien, oui!... C'était la Dame Bleue, celle de l'Alighieri, celle de la Sainte-Chapelle, que j'avais là dans mes bras. Seulement, de toile peinte, elle était devenue chair et sang; d'image, femme: de portrait, modèle; de morte, vivante. Fors ce détail, la Dame Bleue à n'en pas douter! La ressemblance criait, de la tête aux pieds, de la robe à la peau. La Dame Bleue; Béatrice, celle qu'aima Dante et que Dante tua...
Au fait, la tua-t-il?
S'il ne l'avait pas tuée?... qui sait?..
Elle parlait encore ... et je trouvais ses paroles moins, beaucoup moins incohérentes:
—Le chevalier ne peut me joindre qu'avant minuit ... minuit passé, tout est à l'Autre ... et l'Autre, qui m'a cloîtrée tant, tant de siècles ... dans cette atroce prison de bois, de toile, d'huile, de vernis, que sais-je!... s'il revenait, s'il me reprenait...
Elle cria tout à coup de joie, s'arracha de mes mains:
—Enfin! enfin! sire Otbert! c'est vous! je [Pg 231]savais bien qu'il eût fallu, pour vous empêcher de venir...
Elle n'acheva pas. Je la regardais. Je vis se décomposer tout son visage.
Quelqu'un était survenu, très silencieusement. Quelqu'un de masqué en quelque sorte, par le capuchon d'un manteau. Mais le capuchon se relevait, et sans doute, celui qui survenait n'était pas celui qu'on avait attendu.
Le capuchon s'était relevé. Je vis une face maigre jusqu'à l'ascétisme; ardente jusqu'au fanatisme; lumineuse de génie, terrible. La face que personne jamais n'oublie après l'avoir vue, peinte ou taillée: Dante.—Dante revenu,—lui comme elle,—de l'Au-delà.
Il dit, achevant ce qu'elle ne pouvait achever:
—Il eût fallu qu'il fût mort? I| est mort en effet. Il ne reviendra plus cette fois.
Elle ne cria pas. Rien qu'un soupir. Ses genoux faiblirent. Sans plus.
Il se détourna pour murmurer:
—Virgile me l'avait dit, que même le Secret ne peut vaincre l'Amour... Ah! maudite!
Il revint à elle, prostrée, pétrifiée:
—Il est mort! pas captif, cette fois; pas [Pg 232]envoûté, pas enchanté: mort. Vous, vous ne le joindrez plus. Car vous ne mourrez pas.
Elle joignit les mains.
Le capuchon retomba sur l'implacable face.
—Allez!—dit-il,—retournez d'où vous êtes venue. Je vous reprends. Allez.
Malgré moi, j'avais reculé jusqu'à la muraille de l'Arc, histoire de toucher de la pierre, du ciment, des choses de ce monde-ci. Je touchai. Puis je regardai derechef. Et je ne vis plus rien.
L'impossible avait disparu.
C'est le 18 moharrem, le lendemain de cette nuit-là que les journaux relatèrent l'inexplicable retour de la Dame Bleue dans son cadre, au mur de la Sainte-Chapelle...
[1] L'heure turque est réglée sur le coucher du soleil. La correspondance des heures «à la turque» et «à la franque» varie donc selon les saisons.
Comme je me garais d'un Madeleine-Bastille en sautant sur le refuge du carrefour des Écrasés, Arif, par derrière, me frappa sur l'épaule.
—C'est une chance, j'allais chez toi,—me cria-t-il dans l'oreille... (l'omnibus faisait un effroyable ferraillement le long du trottoir, et trente voitures nous cernaient d'un rempart tournoyant...)—Mon vieux, il faut que tu viennes ce soir à la fumerie, j'aurai un numéro vraiment curieux.
—Quel genre?
—Une dame qui veut fumer. Une femme de trente ans ayant mari, enfants, amant. Un produit superbe et complet de la civilisation actuelle; une forteresse de tous nos préjugés héréditaires, religion, morale, convention sociale [Pg 234]et convention mondaine; bref, une créature en qui le geste de donner ses doigts à baiser est devenu aussi instinctif que le geste de mâcher la viande qu'elle mange. Mon vieux, voilà ce que nous mettrons, ce soir, face à face avec la drogue..
—C'est le mari qui te l'amène?
—Non, l'amant ... un amant moderne, bien entendu, pas aimé: choisi; choisi raisonnablement, pour sa correction de sportsman et pour ce qu'on a trouvé de bien assorti dans la liaison qu'il offrait... D'ailleurs, mon petit, ne blaguons pas! au demeurant, une charmante femme.
—Et l'amant?
—Oh! lui, absolument quelconque: un homme du monde! et jaloux d'elle, par-dessus le marché.
—Histoire d'être quelconque davantage?
—Oui. Il ne la quittera pas d'une semelle.
—Tant pis. A ce soir.
Il y eut une fissure dans le bloc mouvant des véhicules et je m'y faufilai.
Ça ne m'intéressait pas beaucoup, l'attraction d'Arif. L'opinion, voyez-vous, se suffit à soi-même, et les condiments que les jeunes [Pg 235]fumeurs cherchent à y mêler n'en relèvent pas la saveur calme et souveraine. Arif fume depuis son consultat de Fou-Tchéou, ce qui ne fait que trois ans; moi, depuis toujours. Et quand neuf heures sonnèrent, je fus d'abord tenté de rentrer chez moi et de fumer ma propre pipe. Mais un fiacre passa, portant la lanterne de Grenelle. Et je me laissai mener par ce hasard.
Arif habite, tout près du pont de Molitor, une petite maison parmi de grands arbres.
On entre par une grille et on traverse un jardin, une pelouse plutôt plantée d'acacias et de hêtres. La grille est haute et tapissée de lierre. On ne voit pas à travers, ni par-dessus. Si bien que la maison semble au milieu d'une forêt.
Il y a d'abord une allée moussue, puis un perron, puis une antichambre à dalles bleues et blanches. Ensuite, à gauche, le cabinet de travail avec, en guise de murs, deux grandes baies par où le jardin entre. Tout cela très élégant et confortable, moderne, sans rien d'exotique ni de bizarre.
Mais, derrière le cabinet, il y a la fumerie, [Pg 236]étroite et longue, toute tendue de rouge, et très sombre, à cause d'un lierre opaque pressé contre la fenêtre: sombre comme une eau-forte de Rembrandt. J'aime cette fumerie différente du reste de la maison, différente de tout ce qu'on voit à Paris,—et autre part. Elle est nue et mystérieuse. Pas de meubles, pas de bibelots, rien de visible, rien de réel à quoi accrocher sa pensée: rien que les nattes silencieuses du sol et le vide enfermé entre les quatre murs de crêpe couleur de sang ancien. La nuit, la lampe à opium éclaire tant bien que mal ces quatre murs; mais le vide du milieu reste obscur,—je n'ai jamais compris pourquoi...
Maintenant, nous fumions, Arif et moi, couchés sur le flanc, face à face, et le plateau à opium entre nos poitrines.
—Quand ils sonneront,—dit Arif en tournant l'aiguille au-dessus de la lampe,—tu iras ouvrir la grille. Mais, en passant par le cabinet, tu prendras le burnous qui est sur la liseuse et tu l'endosseras par-dessus ta robe.
—Il ne fait pas froid du tout.
[Pg 237]—Non, mais tu sais que les robes chinoises sont laides hors de la fumerie. Il ne faut jamais rien de laid.
Parce que j'avais déjà fumé huit pipes, j'entendis de très loin le bruit du moteur et le crissement des pneumatiques sur le sable; et j'ouvris la grille avant qu'ils eussent sonné.
—Venez,—dis-je.
La femme, encapuchonnée d'une sortie de bal, hésita. L'homme élégant s'inquiéta de ma longue barbe et du burnous blanc d'où sortait une manche de satin brodée.
—Mais c'est M. Arif,—commença-t-il...
—Arif est mon ami. Venez.
La maîtresse prit le bras de l'amant, un peu craintivement, et ils me suivirent dans l'allée, entre les hêtres.
Elle entra la première, rassérénée dès l'antichambre.
Dans le cabinet de travail, je la priai d'ôter son manteau. Curieuse, elle regarda la table encombrée de livres, les aquarelles des murs et les acacias pressés contre les vitres des baies.
[Pg 238]Elle se tournait vers son amant:
—C'est délicieux, n'est-ce pas, mon cher? Une garçonnière rêvée!
Elle se détourna sans affectation d'une estampe de Rops un peu réaliste pour admirer un brûle-parfums correct.
—Tout est d'un goût!... M. Arif est vraiment un artiste. Et quel ami charmant! Il y a longtemps que vous le connaissez, monsieur?
Elle s'était assise, souriante, aisée, mondaine. Elle attendait le maître de maison, sans marquer l'étonnement qu'elle avait qu'il ne fût pas là pour la recevoir. Elle imaginait visiblement qu'il allait venir, s'excusant de son retard, et qu'il la conduirait avec cérémonie vers quelque table de souper.
L'opium, cela devait être une cigarette très parfumée, qu'on allumerait entre deux coupes de Mumm...
L'homme à orchidée, l'amant, demeurait de bout, le pardessus au bras gauche. Et je lisais sur sa figure un blâme dédaigneux pour l'accoutrement de carnaval dont il me voyait revêtu, et pour tout ce qu'il flairait d'incorrect [Pg 239]dans cette maison de bohème où il n'était entré qu'à regret, pour plaire à sa maîtresse.
Elle, apercevant une psyché, s'était levée pour rajuster sa coiffure, froissée par le capuchon de la sortie de bal. Dans le miroir, je surpris son vrai regard—son regard de femme vivante, et non plus factice—appuyé sur moi. Une seconde. Et elle se retourna, les yeux indifférents.
Je l'empêchai de se rasseoir.
—Madame, s'il vous plaît maintenant d'entrer...
Et j'ouvris la fumerie rouge, pleine d'ombre.
Elle avança de trois pas et s'arrêta.
Arif fumait. Sa silhouette de satin bleu et noir se distinguait mal parmi les volutes grises qui ondulaient sur les nattes. On voyait cependant qu'il ne bougeait pas et que peut-être il ne s'était point aperçu de notre entrée. Le silence était accru, matérialisé par le grésillement menu de l'opium, au-dessus de la lampe. Moi, j'avais laissé tomber le burnous hors de la fumerie et fermé la porte, pour exclure le [Pg 240]dehors. Et je me couchais en face du fumeur, comme auparavant.
Arif acheva d'aspirer le bambou noir, puis se rejeta sur le dos, sa nuque à la renverse heurtant le coussin de cuir; et il parla:
—Madame, la fumerie est toute à vous... Vous voyez qu'on fume l'opium couché. S'il vous est agréable de ne pas gâter votre toilette et d'être à l'aise dans une robe molle, j'ai des kimonos citron qui iront bien à votre peau pâle, et le cabinet de toilette est à vous, comme la fumerie...
Elle regarda son amant, stupéfaite, et fit un effort pour répondre:
—Merci... je fumerai comme je suis.
Je me rangeai pour lui faire place sur la natte, près du plateau. Mon bras toucha le panier de la théière, et je remplis une tasse que je lui offris. Elle hésita, impressionnée jusqu'à l'impolitesse:
—C'est bien du thé?—murmura-t-elle sans boire.
Paisiblement, je lui repris la tasse et je bus à sa place. Elle rougit, et, pour cacher sa confusion, s'allongea tout de suite le long du plateau, [Pg 241]serrant ses jupes aux chevilles et prenant grand soin de ne pas effleurer mon corps étendu près du sien.
—Comment fait-on?—demanda-t-elle, perplexe devant le bambou.
—On aspire d'un seul trait jusqu'au bout de son souffle.
Elle appuya le bout de jade contre ses lèvres, et la drogue ruissela lentement dans ses poumons vierges.
Je ne la regardais pas du tout. Cela ne m'intéressait point. Et puis, il aurait fallu tourner ma tête à droite, et j'étais bien, sur le dos, les yeux au mur rouge. Au mur, il y avait l'amant, adossé. De la fumée grise floconnait entre lui et moi, et, à travers, il ne me paraissait plus tout à fait réel, lui qui ne fumait pas: moitié homme, moitié larve...
A bout de souffle, elle lâcha la pipe et se raidit brusquement en arrière. J'entendis le choc de ses peignes sur le sol et le cri des nattes griffées par ses deux mains.
Sans parler, Arif prit une autre goutte d'opium au bout de l'aiguille. Puis, la pipe cuite, il me la tendit.
[Pg 242]Pour fumer, je dus appuyer ma joue sur l'épaule droite de la fumeuse. Elle, si ombrageuse tout à l'heure, ne remua ni ne tressaillit.
—A vous, madame,—dit Arif ensuite.
Elle se tourna immédiatement et reprit le bambou.
Tandis qu'elle fumait, Arif parla, sans cesser de guider le fourneau au-dessus de la flamme:
—Cela m'ennuie de vous appeler madame. Je ne sais pas votre prénom, et d'ailleurs il est peut-être laid. Peu importe. Ici, nous vous nommerons d'un nom de fleur, voulez-vous?
—Lotus,—dis-je.
Elle ne s'interrompit pas de fumer pour répondre. Et le bambou vidé, le fourneau redevenu lisse, elle attendit d'avoir savouré le vertige enivré de sa cervelle en tumulte pour murmurer:
—Lotus, oui.
J'appuyai encore ma joue sur son épaule, pour fumer. Cette fois, de sa main gauche, elle caressa lentement mes cheveux, d'un geste très simple.
Plus tard, elle parla d'une voix chantante, les yeux fermés:
[Pg 243]—Je suis bien, bien! Il me semble que me revoilà toute petite, toute blanche... Mon corps ne pèse plus ... comme c'est délicieux!
Elle se tut très longtemps. Son tour vint d'aspirer la fumée magicienne. Et elle reprit ensuite:
—Je suis bien!... il me semble que je n'ai jamais eu de mari, ni d'ami...
Arif me tendit la pipe. Une fois encore, ma tête posa sur l'épaule nue. La main frôla ma joue, mon cou, et, par l'ouverture de la robe chinoise, joua sur ma poitrine.
La pipe fumée, je restai sur place. Nous étions presque enlacés comme des amants.
Elle murmura:
—Pourtant je ne vous connais pas du tout... Si vous m'aviez rencontrée tout à l'heure, dans la rue, et si vous m'aviez seulement effleuré la main, je vous aurais souffleté...
Elle murmura ensuite:
—Vous me plaisez...
La fumée grise était maintenant opaque. Entre les murs rouges, il faisait tout à fait obscur. Et l'amant, toujours debout au fond [Pg 244]de la fumerie, se dissolvait peu à peu dans l'opium épars.
Quand même, on le sentait là, profane. Lotus, parfois, regardait vers cet intrus.
Après la neuvième pipe, elle souleva la tête:
—Allez-vous-en!—dit-elle.
Il remua. Sa voix arriva jusqu'à nous, balbutiante d'étonnement:
—Mais ... comment ... vous?...
Elle répéta:
—Allez-vous-en!
J'entendis la porte de la fumerie; puis, plus lointaine, mais également distincte à mes oreilles affinées, la porte de la grille.
Alors, Lotus appuya profondément sa bouche sur ma bouche...
1907.
I.—LES BÊTES | ||
Pages. | ||
1.— | Une vie | 7 |
II.—LES GENS | ||
I.—Ici | ||
2.— | La preuve | 51 |
3.— | L'homme qui le savait | 63 |
4.— | Mon duel à mort | 73 |
5.— | Cas de conscience | 83 |
6.— | Les trois verdicts | 91 |
7.— | Le sac à fermoir d'or | 103 |
8.— | Le cas de mademoiselle Amorosa | 113 |
9.— | Cinq à sept | 129 |
II.—Ailleurs | ||
10.— | La grande muraille | 143 |
11.— | Une demi-minute | 163 |
12.— | Manon | 173 |
13.— | L'intacte vertu | 187 |
14.— | La redoute azur et rubis | 197 |
15.— | Un féministe | 207 |
III.—Nulle part | ||
16.— | La Dame bleue | 219 |
17.— | La baguette de Circé | 233 |
End of Project Gutenberg's Bêtes et gens qui s'aimèrent, by Claude Farrère *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BÊTES ET GENS QUI S'AIMÈRENT *** ***** This file should be named 57420-h.htm or 57420-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/7/4/2/57420/ Produced by Winston Smith. Images provided by The Internet Archive. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that * You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." * You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. * You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. * You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.